Les voix rebelles de la chanson italienne

Le cantautore Gianmaria Testa, la diva Lucilla Galeazzi… Ils ont été contraints de chercher le succès ailleurs. Berlusconi parti, l'Italie va-t-elle enfin retrouver sa voix ?

Par Anne Berthod

Publié le 25 novembre 2011 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h47

Baignés par la lumière crue de ce matin d'automne, les vignobles orangés du Barolo ondulent à perte de vue sur le relief vallonné de la campagne piémontaise. La maison de Gianmaria Testa, accrochée à flanc de colline dans le village perché de Castiglione Falletto, à une bonne heure de route de Turin, n'est plus qu'à quelques kilomètres. Dans le taxi, le chauffeur baisse le son de la radio, dont s'échappait l'une de ces bluettes pop du moment : « Testa ?, répond-il avec hésitation. Oui, je le connais de nom, mais je ne sais pas ce qu'il chante. A vrai dire, je ne savais même pas qu'il habitait dans le coin. » Difficile de concevoir que l'enfant du Piémont, qui fait salle comble à chacun de ses concerts en France depuis quinze ans, ne trouve pas d'écho plus précis chez un Italien branché sur les ondes à longueur de journée. Vingt minutes plus tard, l'ignorance du chauffeur de taxi fait sourire le principal intéressé, attablé à la terrasse panoramique de Ranza, sa voisine restauratrice. C'est là, juste en bas de chez lui, que Gianmaria Testa accueille le plus souvent ses visiteurs, toujours étonné, même après toutes ces années passées à écumer les scènes européennes, que des journalistes étrangers fassent un si long chemin pour venir le voir.

Production aseptisée
C'est qu'à 53 ans cet « inconnu » à succès est une figure à part de la scène musicale italienne. S'inscrivant dans la longue lignée transalpine des cantautori (chanteurs-auteurs-compositeurs), il fait partie de ces artistes qui font vivre le chant populaire dans le sens social et historique du terme, en puisant dans la tradition orale. Des artistes exigeants et avides de liberté, qui nagent en nombre, mais à contre-courant de la culture berlusconisée, et font entendre une voix différente, souvent contestataire, que ce soit dans les textes ou simplement par le refus de composer avec les diktats d'une production aseptisée. Au risque, pour beaucoup, de ne pas accéder à la notoriété méritée. « Les Italiens connaissent Brassens, Ferré, Brel, Aznavour, Bécaud et Gréco, énumère Testa, un brin amusé. Chez nous, en revanche, il faut passer à la télé pour exister. » Lui n'a pas eu les faveurs du petit écran, mais il a eu la chance d'être repéré, en 1994, lors du festival de Recanati par une productrice française de passage, qui a produit le premier disque de ce « débutant » de 37 ans. C'est, par conséquent, en France que sa voix rocailleuse a d'abord soulevé les foules. Quand il a fait l'Olympia, en 1996, le quotidien La Repubblica a titré en une : « M. Personne à l'Olympia ! » Dans la foulée, toutes les télévisions italiennes l'ont sollicité. En vain : « C'est le phénomène qui les intéressait, mon histoire à moi, ils s'en moquaient. Je leur ai dit que je n'étais pas un monstre de foire. »

Son « histoire » est celle d'un cheminot, chef de ligne sur la section Cuneo-Nice, qui a mené de front ses deux carrières pendant douze ans. Une façon de garantir son indépendance financière et sa liberté de créer, mais aussi de rester les pieds sur terre, avec un « vrai » métier. Artiste engagé, tombé dans la musique en écoutant une reprise du Gorille par Fabrizio De André, le Brassens italien, Testa a souvent fustigé les autorités dans ses chansons, des relents xénophobes de la politique migratoire à l'engagement servile de l'Italie au côté des Etats-Unis (sa reprise du Déserteur, de Boris Vian), en passant par les velléités séparatistes de la Ligue du Nord, dont il livre une satire très allégorique sur son nouveau disque, Vitamia. « Un chanteur ne peut pas dire n'importe quoi, justifie-t-il. C'est notre devoir que de dire notre petite vérité. » Ses prises de position lui ont valu d'être boudé par les médias. Car, pour espérer squatter les plateaux de télévision italiens, il faut entrer dans le moule d'un paysage remodelé, ces trente dernières années, au goût « bunga-bunga » du Cavaliere, amateur goulu d'une musica leggera (musique légère), la pop italienne, aussi light que ses mœurs. En instaurant le règne, de préférence en petite tenue, du talk-show et de la télé-réalité, le magnat des médias - il possède trois chaînes privées et a, jusqu'ici, contrôlé de fait les trois chaînes d'Etat - a réduit l'éclosion de jeunes talents à un simple business de divertissement.

Pas de tremplin
« Ce qui manque en Italie, c'est la possibilité de promouvoir des choses nouvelles »,
regrette Gianmaria Testa. Le festival de San Remo, le plus grand concours de chant du pays, dont la finale (l'équivalent de l'Eurovision) est retransmise devant quinze millions de téléspectateurs, ne fait pas exception. Créée en 1951, cette manifestation, qui a fait connaître Laura Pausini par exemple, est un bon baromètre de l'évolution musicale du pays de papy Paolo Conte. A ses débuts, elle a été le tremplin des chanteurs populaires dans toute leur diversité, qu'ils soient contestataires ou purement frivoles (le fameux Volare, de Domenico Modugno). Aujourd'hui, ce symbole de la société-spectacle se distingue davantage par les fanfaronnades de son clinquant présentateur que par sa vocation défricheuse.

« Berlusconi a fait de ce festival une vitrine de la télévision d'Etat : il a tout verrouillé », dénonce la chanteuse Lucilla Galeazzi. Originaire d'Ombrie, cette cantatrice lyrique a, comme Gianmaria Testa, vu sa carrière prendre son envol en France. Au croisement de la tradition populaire et de la musique savante, elle fait revivre avec une lumineuse sobriété les grandes heures du chant social italien. Le titre de son dernier disque, Encore Bella ciao, hommage au spectacle éponyme de son aînée Giovanna Marini, qui fit scandale en 1964 devant le public élégant de Spolète, évoque la célèbre complainte des émondeuses piémontaises des rizières du Pô, devenue dans les années 1950 l'hymne de la résistance antifasciste. « Dans une culture orale, les chants politiques sont plus efficaces que les discours », rappelle son héritière musicale. Exhumés par le Nuovo Canzoniere Italiano, mouvement composé d'intellectuels et d'ethno-musicologues, la plupart des chants interdits pendant vingt ans sous la coupe fasciste furent ainsi « récupérés » dans les années 1960, comme autant de chansons-drapeaux.

En 1994, l'arrivée de Berlusconi à la présidence du Conseil, qui se présentait comme le M. Propre de la politique après les dérives désastreuses du gouvernement de Démocratie chrétienne, mit en veilleuse ce prodigieux ferment contestataire. « Sa télévision de masse a eu pour effet d'abrutir le public », juge aujourd'hui Lucilla Galeazzi. Il existe bien quelques festivals dédiés à la chanson d'auteur, comme Recanati et Club Tenco - un choix protestataire face à l'uniformisation de San Remo -, chacun remporté deux fois pas Testa et Galeazzi, mais ils sont loin d'avoir la puissance médiatique suffisante pour lancer de nouveaux talents. Ils illustrent, surtout, ce paradoxe pointé par la diva : « Le chant populaire dans le sens noble du terme est devenu la culture d'une élite. » De grands chansonniers, comme Cristiano De André (le fils de Fabrizio), Francesco De Gregori, Francesco Guccini ou Roberto Kunstler, jugés trop engagés, trop radicaux ou trop sophistiqués pour le public « télévisé », continuent d'écrire, mais leurs mots, leurs compositions sont chantés par d'autres : autrement dit, tous ces bébés télé-crochet, nouvelles stars d'un jour propulsés en tête des hit-parades par un système de promotion et de diffusion bien rodé. Des voix jeunes, agréables, qui ont eu le mérite, certes, de contrer la domination des tubes anglo-saxons, mais qui ont, au passage, étouffé la création d'auteur.

Résultat, celle-ci trouve parfois un second souffle en France, où des labels continuent de miser sur des artistes tels que le singulier Vinicio Capossela, dont le prochain disque (Marinai, profeti e balene) sortira en janvier. Dans le jazz, beaucoup se sont même définitivement exilés à Paris. C'est le cas de l'excellent pianiste Giovanni Mirabassi, qui a fait ses valises en 1992, convaincu que « l'Italie n'allait pas tarder à devenir infréquentable », et parce qu'« elle a toujours cultivé une tradition de grandeur qu'elle est obligée d'aller faire vivre à l'extérieur ». Ecoeuré par l'ostracisme et l'inertie culturelle de son pays, révolté par ce gouvernement capable de « virer Ennio Morricone de l'Opéra de Rome pour le remplacer par un présentateur de télé » ou de porter aux nues un pianiste « médiocre » comme Giovanni Allevi, pas même surpris de n'avoir jamais été invité au festival Umbria Jazz (l'équivalent de Marciac), organisé à Pérouse, sa ville natale, ce nostalgique du communisme a sciemment boycotté Bella ciao, le chant des partisans italiens, sur son nouvel enregistrement (Adelante), dédié aux chants révolutionnaires du monde.

« La vie n'a pas été trop allègre avec Berlusconi », reconnaît, moins virulent, l'inclassable Ludovico Einaudi. Compositeur néoclassique minimaliste, ce musicien milanais, qui dit assouvir sur son piano son « désir d'écrire des chansons », enracine, lui aussi, son inspiration dans le terreau du chant populaire italien. Seul ou accompagné d'un orchestre, il en retranscrit la force évocatrice dans des mélodies répétitives et entêtantes. Avec un succès aussi discret (son nom reste méconnu) que phénoménal : comme Gianmaria Testa, Einaudi se produit le plus souvent à l'étranger, où il joue à guichets fermés dans les plus grands auditoriums du monde. En ce moment, il est à l'affiche en France avec sa BO d'Intouchables. Chez lui, il oeuvre également pour le renouveau de la chanson italienne. A sa façon. En tant que chef d'orchestre, il a, lors des deux dernières éditions de La Notte del Tarenta, mégaconcert qui, grâce à des subventions européennes et régionales, réunit chaque été dans les Pouilles deux cent mille aficionados de tarentelle, redessiné les contours d'une transe universelle, avec des pointures comme Ballaké Sissoko, Robert Plant et Justin Adams. En tant que père de famille, il a convaincu l'instituteur de son fils de commencer la journée de classe en écoutant un morceau de musique. Parce que, même en Italie, une bonne ritournelle, n'en déplaise au Cavaliere déchu, a encore le pouvoir d'adoucir les moeurs.

 

La culture au pain sec
Des opéras au bord du gouffre financier, des théâtres fermés en cascades... Pour les artistes et intellectuels, c'est la culture italienne qu'on assassine. « La culture ne se mange pas », avait rétorqué le ministre des Finances Giulio Tremonti, pour justifier les coupes sauvages du budget de la Culture : 0,17 % du PIB, contre 1,4 % en moyenne en Europe. Sa déclaration a mis le feu, que le récent scandale de Pompéi - le site tomberait en ruines faute d'entretien - a transformé en brasier. Le gouvernement comptait sur son nouveau ministre des Biens culturels pour l'éteindre. Le pompier Giancarlo Galan n'aura pas eu le temps de mettre en oeuvre son « plan Roosevelt ». La patate chaude est entre les mains de son successeur.

A écouter

 Vitamia Gianmaria Testa, 1 CD Le Chant du monde/Harmonia Mundi.
En concert les 23 et 24 janvier 2012 à Paris (L'Alhambra).

The Royal Albert Hall concert Ludovico Einaudi, 1 CD Ponderosa/Harmonia Mundi.

Encore Bella ciao Lucilla Galeazzi, 1 CD Aztec/Rue Stendhal.
En concert le 25 janvier 2012 à Courbevoie (92) et le 18 février à Sedan (08).

Adelante Giovanni Mirabassi, 1 CD Discograph/Select.

Marinai, profeti e balene
 Vinicio Capossela, 1CD Ponderosa/Harmonia Mundi (sortie janvier 2012).

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