B. UNE FINANCE OFFSHORE QUI PROLIFÈRE GRÂCE AUX ACTEURS FINANCIERS

Les données ci-dessous donnent des indications sur le poids de certains des centres offshores . Elles révèlent une progression considérable dans les années 2000 (plus accentuée encore que celle observée dans les années 80).

1. Le rôle des banques

Un des phénomènes majeurs de la finance contemporaine est l'émergence de groupes financiers gigantesques, too big to fail ou encore « systémiques » , aux bilans supérieurs à ceux des Etats parmi les plus développés, bénéficiant d'un pouvoir prescriptif, sinon normatif, et jouissant à ce titre, des avantages retirés des situations d'aléa moral.

La complexité des groupes financiers accompagne ce gigantisme sur une échelle planétaire.

La considération du nombre des entités réunies par ces banques est un indice parmi d'autres de cette situation.

Le nombre des filiales de premier rang varie selon les banques mais ressort comme toujours élevé.

Les grandes banques européennes et leurs filiales

Nb. de sociétés affiliées de 1 er rang

Nb. de filiales de rang =10

Participation > 25 %

Total Bankscope

Filiales, participation > 25 %

Tout secteur

Finance (%)

(I)

(II)

(III)

(IV)

Deutsche Bank AG

5 596

1 660

4 282

54 %

BNP Paribas

3 530

1 059

5 034

52 %

Barclays Plc

Barclays Bank Plc

1 740
355

27
277

1 664
1 642

50 %
48 %

Crédit Agricole SA

576

512

2 288

54 %

Royal Bank of Scotland Plc

283

220

1 239

59 %

Banco Santander SA

850

318

1 028

59 %

Société Générale

1 496

293

1 240

64 %

UBS AG

4 068

152

541

51 %

HSBC Holdings Plc
HSBC Bank Plc

2 137
195

71
132

4 706
920

48 %
51 %

ING Groep NV
ING Bank NV

3 450
10

626
74

2 425
1 117

54 %
38 %

UniCredit SpA

1 413

79

3525

48 %

Crédit Suisse Group SA
Crédit Suisse AG

3445
256

41
116

374
287

60 %
59 %

Commezbank AG

1 667

1 189

2 707

61 %

Sources : données Bankscope. En italique, les holdings bancaires.

Si l'on ajoute les filiales de filiales, ou les participations, on aboutit au constat que le périmètre de chaque établissement est à peu près impossible à déterminer d'autant que des structures opaques peuvent échapper à tout recensement tandis que de leur côté les banques éliminent du camp de leur consolidation comptable des entités jugées par elles peu significatives (pratique qui n'est pas sans poser de problèmes) et ne répondant pas à ce qu'elles appellent leur critère de matérialité (voir infra ).

Des données disponibles, on peut extraire celles qui correspondent à des filiales situées à l'étranger. Des 6 000 filiales de premier rang des treize premiers groupes bancaires européens, 55 % sont localisées à l'étranger. Sur les 30 000 filiales allant jusqu'au dixième rang, 60 % sont étrangères.

Les filiales étrangères des banques européennes

L'internationalisation des banques a été considérable dans les vingt-cinq dernières années.

Elle se manifeste par la forte croissance des activités financières transfrontières dont témoignent différents indicateurs.

Les prêts aux non-résidents représentent désormais 30 % des prêts au secteur non-financier, proportion en forte croissance.

Part de l'activité de prêts bancaires à l'étranger

(en %)

Comme les activités de marché avec l'étranger ont encore plus augmenté, les positions extérieures des banques ont explosé (x 17 pour la France contre x 14 entre 1983 et 2011 pour les cinq « grands pays industrialisés »).

Positions extérieures des banques dans les principaux pays développés
(encours à l'actif en milliards de dollars)

Les indicateurs mentionnés illustrent plus qu'ils ne rendent compte de l'internationalisation des banques.

La diversité des opérations auxquelles elles contribuent ne peut être captée par des indices aussi synthétiques que ceux généralement utilisés. Il faut progresser dans le suivi de la compréhension économique de leurs activités.

Les banques jouent un rôle majeur dans l'essor de l'offshore.

Positions extérieures des banques dans les centres financiers offshores
(encours à l'actif en milliards de dollars)

Les centres offshores accueillent une proportion élevée de filiales des grandes banques européennes à l'étranger.

Quatre grands centres occupent une place toute particulière : la Suisse, le Luxembourg, l'Irlande et les Iles Caïmans.

Les filiales des banques européennes dans les centres financiers offshores

Encore faut-il observer que ni le Royaume-Uni (la City), ni les Pays-Bas ne sont ici considérés comme des places offshore ce qui est une option très restrictive.

Par ailleurs, les filiales envisagées sont définies par un taux de détention de 25 % (il s'agit de filiales de premier rang), ce qui est restrictif.

2. Le rôle des autres activités financières, fonds, assurances...

Mais les opérations d'emprunts-prêts ne recouvrent pas, de loin, la totalité des enjeux financiers de l'offshore, non plus que les banques n'en sont les seuls vecteurs.

Il faut y ajouter les activités non bancaires (qui souvent impliquent les banques elles-mêmes) dont un recensement exhaustif n'est pas accessible mais qui apparaissent comme s'étant considérablement développées.

Quelques indices relevés par le CPO peuvent être cités :

• La moitié, au moins, des hedge funds sont domiciliés dans les paradis fiscaux. Les hedge funds sont domiciliés offshore mais les équipes restent basées dans les pays développés.

• Les « captives d'assurance », filiales qui ont pour objet de fournir des produits d'assurance couvrant les seuls risques du groupe (auto assurance en quelque sorte) (pour 20 %, elles relèvent d'établissements du secteur financier, 80 % d'entre elles couvrant les risques des entreprises industrielles ou de services) sont pour les deux tiers localisées dans l' offshore (notamment dans les Bermudes, tandis qu'aux États-Unis, l'Utah, le Vermont ou l'Oregon leur offrent un régime favorable analogue à celui offert par le Delaware pour les banques).

Evolution du nombre de captives d'assurance dans le monde

Les captives d'assurance dans les centres financiers offshore en 2010

3. Une finance très marquée par l'offshore

La détention internationale d'avoirs financiers (matérialisés dans des titres, c'est à dire sans compter les dépôts) et, inversement, de passifs, a considérablement progressé au cours des années récentes.

Selon les données de l'enquête sur les portefeuilles internationaux (CPIS), de 5,9 trillions de dollars en 1997, les stocks de titres détenus internationalement sont passés à 39,3 trillions de dollars en 2007 et après le repli résultant de la crise (- 1,7 trillion en 2009 après - 8,2 trillions en 2008) s'établissent au-delà du niveau d'avant la crise en 2011 (39,5 trillions de dollars).

Tels sont les chiffres recensés par le FMI recense dans des statistiques qui, pour être défectueuses en raison de l'impossibilité d'identifier le destinataire final ainsi que l'investisseur ultime (mais avec des anomalies « intéressantes »), sont éloquentes, en révélant le poids de la finance offshore, sa nature singulière et quelques uns de ses mystères.

Une partie des titres recensés par le FMI ne sont pas finement identifiables comme relevant d'un pays en particulier. 1 534,3 milliards de dollars ne sont ainsi pas « ventilables », soit qu'ils relèvent des actifs des organisations internationales (876,8 milliards de dollars), soit qu'ils soient confidentiels, soit qu'ils ne soient pas « techniquement » attribuables (478,6 milliards de dollars).

Mais, en dix ans, entre 1997 et 2007, la progression des titres financiers transnationaux avait atteint près de 700 %.

L'effet de la crise a été très net avec un recul de 22 % mais il a été effacé depuis.

Le financement transnational ne représente qu'une proportion minoritaire des ressources financières mondiales puisqu'on évalue le patrimoine financier à ce niveau à plus de 200 trillions de dollars, même s'il faut ajouter aux données ici mentionnées, qui ne concernent que les titres financiers, la masse des dépôts monétaires internationaux.

a) Une struturation des « bilans » nationaux éloquente

La répartition des avoirs internationaux par pays de destination fait ressortir le poids des grandes économies développées mais aussi l'imprtance des centres financiers offshore.

Les pays recensés comme « pays développés » réunissent 23 848 milliards de dollars d'investissements financiers, soit 60 % du total des titres financiers émis détenus à partir de l'étranger.

Investissements transnationaux par
pays de destination - pays développés en 2011

(en milliards de dollars)

États-Unis

8 534,8

Japon

1 415,0

France

2 680,1

Royaume-Uni

3 466,7

Allemagne

2 818,8

Italie

1 178,1

Pays-Bas

1 848,1

Belgique

394,2

Espagne

913

Ils sont également détenteurs à l'étranger d'une masse considérable de titres financiers.

Le capital qu'ils détiennent ainsi s'élève à 21 401,1 milliards d'euros.

Investissements transnationaux par
pays de provenance - pays développés en 2011

(en milliards de dollars)

États-Unis

6 815,7

Japon

3 375,2

France

2 366,4

Royaume-Uni

3 209,6

Allemagne

2 380,3

Italie

1 030,6

Pays-Bas

1 429,3

Belgique

394,2

Espagne

399,8

La confrontation de ces deux données indique toutefois que globalement, les pays considérés sont débiteurs , certains d'entre eux, le Japon particulièrement, se trouvant créditeurs nets, dans des proportions très variables.

En revanche, les États-Unis ressortent comme un débiteur net particulièrement important.

Le constat doit être fait que d'autres pays, appelés ici « pays singuliers », dont la taille économique ne paraît pas justifier cette situation, apparaissent comme des destinataires majeurs des investissements financiers transnationaux.

Investissements transnationaux par
pays de destination - « pays  singuliers » en 2011

(en milliards de dollars)

Iles Caïmans

1906,2

Suisse

628,5

Luxembourg

1885,2

Singapour

171

Irlande

1090,9

Jersey

213,4

Bermudes

360,2

Guernesey

85,7

Le total des titres financiers détenus dans ces pays atteint 6.341,7 milliards de dollars soit un niveau équivalent à plus du quart des titres détenus par l'étranger dans les pays développés mentionnés plus haut.

Par comparaison, les grands « émergents », par exemple les BRICs, tiennent une place qui apparait presque seconde voire secondaire.

Investissements transnationaux par
pays de destination- BRICs en 2011

(en milliards de dollars)

Brésil

497,1

Inde

114,1

Chine

505

Russie

144,8

(Hong-Kong 283,1)

On relève l'importance considérable des Iles Caïmans, du Luxembourg et de l'Irlande comme centres d'accueil des investissements financiers. À eux trois ils dépassent l'Allemagne et le France réunies comme destinations d'investissements internationaux. Cette situation est évidemment sans aucun rapport avec leurs propres besoins de financement.

Elle correspond à une structuration internationale des capitaux qui épouse les contours d'une fiscalité mondiale fortement différenciée et peut être influencée par des arbitrages réglementaires souvent douteux ( cf . infra pour un l'exemple des Caïmans).

De fait, ces pays exportent une masse de capitaux considérable, d'ailleurs encore supérieure (7 324,6 milliards de dollars) à celle dont ils bénéficient.

Investissements transnationaux par
pays de provenance -« pays singuliers » en 2011

(en milliards de dollars)

Iles Caïmans

51,1

Suisse

1 084,6

Luxembourg

2 670,5

Singapour

770,4

Irlande

1 854

Jersey

219,3

Bermudes

460,4

Guernesey

214,3

Ils apparaissent comme des créditeurs nets. Cette situation appelle quelques explications. Ce n'est pas parce que leur épargne nationale est élevée qu'ils sont dans cette position. C'est probablement plutôt à des écarts de valorisation entre leurs actifs et leurs passifs qu'ils doivent cette situation.

En comparaison, les BRICs paraissent répondre davantage à l'analyse qu'on peut faire sur le plan économique de la position des pays émergents. Ils apparaissant débiteurs nets de capitaux qui contribuent aux besoins de financement locaux de pays en phase de développement.

Investissements transnationaux par
pays de provenance - BRICs en 2011

(en milliards de dollars)

Brésil

28,5

Inde

1,4

Chine

N.D

Russie

44,2

Trois observations s'imposent :

- les financements internationaux décrits par l'enquête recouvrent, s'agissant du rôle financier des différents pays, des réalités tout à fait opposées. Trois situations semblent pouvoir être distinguées : des pays développés où les besoins de capitaux mais aussi les financements sont ouverts au reste du monde tout en correspondant à des situations économiques duales avec une implication tant des entreprises du secteur non financier que des entreprises du secteur financier ; des pays émergents moins impliqués dans le système financier international et suivant sans doute ce modèle dual ;  des pays dont les échanges financiers traduisent presque en totalité le rôle du seul secteur financier ;

- les centres offshores sont tellement intégrés aux zones financières tierces qu'ils apparaissent comme de simples appendices financiers de ces autres zones ;

- les incohérences statistiques abondent ce qui conduit à inviter le FMI à entreprendre les progrès qu'impose un recensement qui n'est pas seulement informatif mais qui, outre les enjeux de transparence politique qu'il porte, doit être d'une suffisante qualité pour mieux concevoir les politiques macroéconomiques et prudentielles qu'il peut influencer.

b) Un phénomène qui touche la France

Les passifs de la France envers les pays étrangers sont majoritairement issus des pays développés. Les pays figurant dans le tableau ci-dessous détiennent 1 428 milliards de dollars d'actifs en France .

Investissements transnationaux
France - Pays de provenance-pays développés en 2011

(en milliards de dollars)

États-Unis

300,7

Royaume-Uni

210,2

Espagne

52,9

Italie

135

Allemagne

301,5

Japon

142,3

Pays-Bas

161,8

Belgique

124,3

Mais les  « pays singuliers » détiennent une masse considérable des passifs financiers de la France 516,1 milliards de dollars).

France - pays de provenance, « pays singuliers »

(en milliards de dollars)

Suisse

92,4

Iles Caïmans

0,5

Luxembourg

260,4

Irlande

100

Jersey

11,3

Singapour

23,1

Bermudes

13,6

Guernesey

14,8

France - pays de provenance, BRICs

(en milliards de dollars)

Brésil

0,1

Inde

0

Chine

N.D

Russie

0,1

(Hong-Kong : 13,7)

La France détient moins d'actifs sur les pays singuliers que ceux-ci n'en détiennent en France. Le poids des capitaux apportés par la Suisse est considérable mais l'intégration financière primordiale est réalisée avec le Luxembourg, ce qui reflète l'importance de ce centre financier dans l'allocation internationale des financements.

Le décalage entre les positions actives et passives vis-à-vis des pays singuliers est notable. Il ne se retrouve pas avec la même acuité dans les relations financières avec les pays développés.

Investissements transnationaux
France - Pays de destination pays développés en 2011

(en milliards de dollars)

États-Unis

207,3

Royaume-Uni

203,1

Espagne

196

Italie

254,6

Allemagne

267,5

Japon

100

Pays-Bas

281,2

Belgique

102,7

Investissements transnationaux
France - Pays de destination « pays singuliers » en 2011

(en milliards de dollars)

Iles Caïmans

35,5

Luxembourg

144,4

Suisse

22,1

Irlande

98

Jersey

12,1

Singapour

1,2

Bermudes

4,9

Guernesey

4

Investissements transnationaux
France - Pays de destination BRICs en 2011

(en milliards de dollars)

Brésil

7,8

Chine

10,5

Inde

3,5

Russie

4,7

Cet écart peut provenir de phénomènes de sous-déclaration des actifs détenus à l'étranger, la différence structurelle entre les actifs et les passifs, qui peut exercer des effets sur leur valorisation respective, ne semblant pas suffisante pour expliquer cet écart.

La France est surtout débitrice nette pour les dettes obligataires, le Luxembourg « portant » près de 10 % des dettes obligataires.

4. Finance innovante et offshore, des liaisons dangereuses

Un nombre élevé d'entités de la finance développée par l'innovation financière ces dernières années ont été implantées dans les centres offshores.

Tel est le cas des véhicules de titrisation, des plateformes de négociation des produits dérivés du type CDS ou encore des fonds alternatifs.

Quand on les interroge sur ce point, les acteurs financiers mettent en avant les avantages juridiques offerts par ces territoires. Le rôle du motif fiscal est minimisé ainsi que les risques fiscaux de cette situation.

Au total, la communication sur ces points est oublieuse de certaines considérations d'intérêt public, qu'il faut rappeler : les atouts juridiques de l'offshore, qui peuvent être ambigus, sont également très ambivalents et ils s'accompagnent de failles qui ne sont pas admissibles au regard de l'impératif de stabilité financière ; les facteurs fiscaux ne sauraient être considérés comme secondaires ne serait-ce que parce que les avoirs offshore peuvent être facilement dissimulés et ainsi se trouver être, en plus d'un véhicule du risque financier, un véhicule de l'évasion fiscale internationale .

Lors de son audition par votre commission d'enquête, un dirigeant de banque a pu justifier l'implantation de la banque dans divers juridictions présentant des caractéristiques reconnues généralement comme celles d'un centre offshore par des motifs variés au nombre desquels la dimension juridique est ressortie comme majeure :

Les activités de banque privée au Luxembourg n'y sont pas implantées « pour des raisons fiscales, mais parce que la réglementation en matière de gestion d'actifs y est particulièrement souple. La majeure partie des OPCVM coordonnées y sont implantées. Le Luxembourg a été le berceau de l'industrie de la gestion d'actifs et demeure la plateforme mondiale de distribution des OPCVM coordonnés avec 46 000 accords de distribution référencés. C'est la référence internationale pour les promoteurs de fonds - notamment les Américains, qui dominent le marché. Les atouts sont nombreux : un régime administratif d'une grande simplicité, qui permet d'obtenir rapidement des agréments, un régime juridique adapté... C'est pourquoi nous gérons un certain nombre de fonds domiciliés au Luxembourg... Pour financer certains actifs, comme des avions par exemple, nous recourons à des Special purpose vehicle (SPV) localisés le plus souvent hors de France, dans des juridictions qui permettent au créancier de saisir très rapidement l'actif en cas de défaut de paiement. Le choix du Delaware ne tient pas à la fiscalité mais au droit bancaire. Le régime du crédit hypothécaire français est loin d'offrir les mêmes garanties. Les agences de crédit-export, qui agissent pour le compte des Etats en donnant leur garantie, recommandant d'ailleurs elles-mêmes aux banquiers de localiser des SPV dans ces juridictions. La sécurité de la créance dépend de la capacité d'appréhender rapidement l'actif ».

Cette déclaration n'est qu'une illustration parmi d'autres des justifications généralement apportées au développement des activités offshore des banques et dont témoigne encore un document remis à votre commission détaillant les avantages offerts par les Iles Caïmans qui illustre des attitudes trop répandues et une communication globalement lénifiante sur le sujet.

Ce territoire ne serait attractif que pour des raisons juridiques liées aux avantages proposés aux créanciers-investisseurs et adaptés aux opérations de titrisation : absence de procédure de conciliation susceptible de « paralyser » les droits des créanciers voire de les empêcher de réaliser les suretés, possibilité de réaliser les créances sur la base du cours du véhicule de titrisation en dehors des évolutions du sous-jacent), opérabilité sans restriction des accords de compensation avant comme après la survenance d'une situation d'insolvabilité, liste très limitative des créanciers privilégiés aux Iles Caïmans...

Ces caractéristiques ne sont pas considérées seulement comme des facteurs d'attractivité pour les investisseurs dans les véhicules de titrisation (l'aspect « demande » du marché). Sont également mentionnées les perspectives d'une commercialisation optimale (l'aspect « offre » du marché).

La sécurité juridique ainsi offerte aurait les faveurs des agences de notation qui conditionnent leur notation à l'insusceptibilité de la faillite d'un émetteur en titrisation et des « conduits » proposés. Différents critères sont envisagés à ce titre parmi lesquels l'indépendance entre les parties prenantes à l'opération de titrisation et la stabilité de l'actionnariat qui peut constituer une forme de garantie puisqu'elle préviendrait l'émergence de conflits d'intérêts au cours de la vie du véhicule. Le régime des trusts qui est largement disponible aux Iles Caïmans garantirait celle-ci en raison de l'intuitu personae qui domine dans ces entités.

Historiquement, ces atouts auraient sévit les investisseurs japonais pour des motifs de sécurité juridique principalement.

Les atouts fiscaux des Iles Caïmans tendent à être considérés comme marginaux. Certes, il est rappelé qu'il n'existe aucun impôt dans l'île, ni sur les bénéfices, ni sur les transferts de revenus, gains ou plus-values. Par ailleurs, une garantie fiscale de 20 ans est offerte aux fonds. De plus, les fonds en cause n'auraient pas vocation à engendrer des bénéfices au profit de leurs actionnaires mais à distribuer des profits et pertes à leurs créanciers, selon leur rang dans la structuration des produits. Dans ces conditions, la fiscalité à considérer serait celle de l'émetteur des titres de créances et de ses investisseurs.

Cette présentation est emblématique de certains réflexes regrettables de la finance contemporaine : ambigüe au point de pouvoir être considérée comme trompeuse, elle néglige une série de problèmes dont on signalera quelques-uns.

a) Des atouts juridiques ambigus

L'ambiguïté entourant la présentation des atouts juridiques des Iles Caïmans commence par la présentation qui est proposée de l'adéquation entre les formules proposées aux Iles Caïmans avec les règles d'indépendance entre les parties prenantes aux opérations de titrisation. S'il est bien vrai que ces règles sont une composante de la sécurité des investisseurs, on ne saurait négliger que l'absence systématique de toute supervision des opérateurs est susceptible de limiter la portée pratique des institutions légales du territoire. Par ailleurs, l'opacité des trusts doit être prise en compte. Elle peut détruire l'argument de stabilité de leur composition, le gestionnaire du trust pouvant n'être qu'une personne interposée dissimulant les vrais intérêts économiques gouvernant la structure.

De la même manière, la protection juridique des créanciers est évoquée sans nuances. Les intérêts des autres parties prenantes, en particulier des débiteurs qui peuvent, - et la crise financière l'a abondamment montré -, faire valoir des droits légitimes, sont tout à fait ignorés. On comprend que, la note ayant été rédigée à l'intention de commercialiser des créances, cette considération ne pèse que peu. Cependant, il y a un certain cynisme à ne pas envisager les débiteurs quand on est à l'origine de créances qu'on sait particulièrement déséquilibrantes pour nombre d'entre eux, tant d'ailleurs qu'après les avoir constituées on s'efforce de les exfiltrer. Au demeurant, l'accent mis sur le statut juridique des créances procède lui-même d'une forme d'illusionnisme au vu des possibilités concrètes de récupération associées à leur économie.

Une forme aigüe d'irresponsabilité vient avec l'observation mise en avant que les évolutions de la valeur du sous-jacent sert sans aucun effet sur les conditions de réalisation des créances détenues par les véhicules de titrisation. Aucune mention ne permet d'apprécier ni les mécanismes le permettant ni les risques en découlant.

À l'ignorance des fondamentaux économiques s'ajoute une négligence des intérêts publics dont l'absurdité peut s'illustrer par un scénario qui emprunte à la réalité du débouclage des créances compromises sur le marché des subprimes. On peut supposer qu'une partie des actifs titrisés aux Caïmans aient bénéficié de sûretés immobilières que les fonds mettent en oeuvre. Dans ces conditions, les fonds immatriculés aux Iles Caïmans se trouveront détenir une partie sans doute non-négligeable du parc immobilier des États-Unis.

On relève au passage les questions fiscales que peut poser une telle situation, en particulier quand il s'agit d'identifier les dettes fiscales liées à la détention d'actifs dans ce genre de schémas.

Enfin, il ne faut évidemment pas négliger la contribution des défauts de supervision sur les structures de titrisation à l'instabilité financière internationale, tant du fait des effets non désirables sur les niveaux de risques diffusés dans l'économie mondiale que, en ricochet, sur les perturbations provoquées par les structures du shadow banking . L'absence de données fiables sur celui-ci résulte en effet des trous réglementaires que présentent les centres offshore qui conduisent à retourner complètement les avantages allégués de ces territoires, même pour les promoteurs des produits qui y sont localisés et de l'offshore plus généralement. C'est en quelque sorte l'effet « arroseur arrosé » qui se profile à l'horizon d'une finance « offshorisée ».

b) Des atouts fiscaux cosmétiquement minimisés

Il est bien vrai qu'en théorie, les véhicules de titrisation n'ont pas vocation à engendrer des revenus pour leurs actionnaires. Pour autant, ce défaut de vocation n'est certainement pas général, d'autant moins qu'il est tentant de loger dans ces structures des produits qui n'ont que peu de chances de pouvoir être jamais fiscalisés. Par ailleurs, les frais de gestion prélevés y trouvent, quoi qu'il en soit, un refuge fiscal particulièrement apprécié, semble-t-il.

Cependant, les problèmes fiscaux liés à ces véhicules ne se bornent pas à la fiscalisation de leurs revenus. Il faut aussi considérer le sort des pertes et leur imputation.

Enfin, et la note communiquée l'admet, le régime de neutralité fiscale « est visiblement l'un des moteurs du développement de la place financière de Caïmans très au-delà des opérations de titrisation ».

Le mot « neutralité » ici employé peut se voir conférer deux connotations : l'une euphémistique, en lieu et place de l'expression plus courante de « paradis fiscal » ; l'autre, plus technique, recouvrant l'absence, et pour cause, d'incidence fiscale associée à l'immatriculation des SPV aux Caïmans. En ce cas, l'expression neutralité est particulièrement mal choisie.

Ni sur le plan réglementaire, ni sur le plan fiscal, les Caïmans ne sont « neutres ». En réalité, ils ne le sont le sont pas à deux titres au moins : par les risques qu'ils contribuent à accumuler dans la finance contemporaine, et par les effets négatifs qu'ils exercent sur les espaces politiques organisés.

Dans ces conditions, il est regrettable que les Iles Caïmans ne figurent pas sur la liste des paradis fiscaux de l'OCDE, au seul motif d'un engagement à coopérer par des échanges effectifs de renseignements en matière fiscale.

De la même manière, il est déconcertant que le territoire soit considéré par le GAFI, depuis 2000, comme satisfaisant aux standards de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.

Peut-être cette situation est-elle le résultat de la position financière qu'il occupe - comme le relève la note communiquée à vote commission :

« aussi surprenant que ce soit, les Iles Caïmans se targuent d'être la cinquième plus importante place bancaire du monde en termes de dépôts et la quatrième en termes de nombre de banques internationales recensées » ,

ou (et) du statut de dépendance de la Couronne britannique du territoire reconnu par l'Union Européenne comme relevant de la catégorie des « pays et territoires d'outre-mer » jouissant, à ce titre, d'un statut spécial d'associé, conçu pour favoriser leur développement économique et social.

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