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The constant interplay between market and solidarity

Les pénalités de pauvreté en France : comment le marché aggrave la situation des populations pauvres

Frédéric Dalsace, Charles-Edouard Vincent, Jacques Berger and François Dalens
This article is a translation of:
The Poverty Penalty in France: How the Market Makes Low-Income Populations Poorer [en]

Abstract

S’appuyant sur une étude du Boston Consulting Group  effectuée à la demande de l’Action Tank « Entreprise et Pauvreté », cet article permet d'expliquer et de quantifier   ce que l’on appelle les pénalités de pauvreté en France. Les populations pauvres, comme dans les pays émergents - mais pour des raisons profondément différentes, payent plus cher que les autres ménages, les mêmes biens et services,  par unité de consommation.

L’objectif ultime est de favoriser le développement de solutions pour lutter contre ce phénomène ; des expérimentations actuellement menées par des entreprises françaises représentent un espoir dans la lutte contre ces pénalités de pauvreté.

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Full text

Les pénalités de pauvreté en France : comment le marché aggrave la situation des populations pauvres

1Comme l’ont montré de très nombreux travaux, la pauvreté ne saurait s’entendre comme un phénomène unidimensionnel, limité aux seules questions financières. La contrainte financière reste bien entendu au cœur des préoccupations des personnes pauvres. A cette contrainte financière  s’ajoute néanmoins une deuxième pression, peut-être plus injuste encore. Appelée « pénalité de pauvreté » ou « double peine », elle désigne le fait que les populations pauvres paient fréquemment l’unité de consommation à un prix supérieur à celui des consommateurs plus aisés. Comme le disait d’une manière provocante un journaliste du Washington Post « vous devez être riche pour vous permettre d’être pauvre » (Brown 2009).

2Il existe peu d’études documentant d’une façon précise la double peine dans les pays riches, et, à notre connaissance, une telle étude n’existait pas en France. C’est ce à quoi s’attache cet article, réalisé à partir d’une étude commanditée par la Chaire Social Business d’HEC et l’Action-Tank « Entreprise et Pauvreté », réalisée en pro-bono par une équipe du bureau de Paris du Boston Consulting Group.

3Réalisée sur la base des données statistiques disponibles, cette étude s’est concentrée sur sept secteurs d’activité. Les conclusions, nous le verrons, sont sans appel : en moyenne, par rapport au reste de la population, les ménages pauvres payent une pénalité annuelle de 500€  sur les secteurs analysés, ce qui représente un surcoût de 2,5% et peut aller jusqu'à 8% pour certains profils de ménages. Pour considérable que cette somme puisse être, nous verrons qu’elle ne représente pourtant qu’une partie de la pénalité payée par les consommateurs pauvres. A ce chiffre s’ajoute en effet les pénalités considérables mais plus difficiles à évaluer dans les autres secteurs, et nous formulerons l’hypothèse de l’existence d’une « triple », voire d’une « quadruple » peine.

4Pour autant, il ne s’agit pas d’imaginer ici que les entreprises puissent ourdir un complot contre les populations pauvres ; simplement, laissés à eux-mêmes, les mécanismes de marché auxquels les entreprises font face pénalisent les populations pauvres. Nous nous interrogerons sur l’opportunité qu’il y aurait à mettre en place dans les entreprises un nouveau système de « discrimination positive », en faveur cette fois des populations pauvres.

Chiffrer les pénalités de pauvreté

5La double peine est relativement bien connue ; son existence a été mise en évidence pour la première fois aux Etats-Unis par Caplovitz en 1963, dans un ouvrage au nom évocateur « The Poor Pay More».  Le livre de CK Prahalad, « The Fortune at the Bottom of the Pyramid » (2004), l’a remise à l’ordre du jour d’une façon spectaculaire pour les populations pauvres vivant dans les pays émergents. Si plusieurs études permettent de prendre la mesure – même d’une façon incomplète – de l’ampleur de la double peine dans les pays émergents; le phénomène est en revanche largement méconnu dans un pays riche comme la France. Les données statistiques nationales permettent pourtant d’en rendrecompte, fût-il d’une manière incomplète.

6Un phénomène bien connu pour les populations pauvres dans les pays émergents

7Les pénalités de pauvreté ont été largement analysées dans les pays émergents, sans doute parce qu’elles y sont encore plus criantes que dans les pays riches. A Bombay par exemple, Prahalad et Hammond (2002) ont montré que les habitants de Dharavi, le plus grand bidonville d’Inde, payent le riz 20% plus cher que les habitants du quartier résidentiel de Warden Road. Suivant les produits et services, ce surcoût monte d’une façon vertigineuse, pour atteindre 100% pour la minute de téléphone, et un prix respectivement 10, 37 et jusqu’à 75 fois plus élevé pour les médicaments contre la diarrhée, l’eau et le crédit.

8Le secteur de l’eau illustre bien ce phénomène. Pour les populations des bidonvilles, ne pas être raccordé au réseau collectif signifie payer beaucoup plus cher une eau de médiocre qualité sanitaire.  Une étude menée par la Banque Mondiale sur 47 pays pauvres a chiffré les marges moyennes des intermédiaires dans ce secteur pour montrer comment le prix du m3 d’eau décuple pour passer en moyenne de moins de 0,5 US$ au niveau de l’opérateur (privé ou public) à plus 4,5 US $ au niveau des vendeurs de rues (Kariuki et Schwartz 2005).

9Les pénalités de pauvreté dans les pays pauvres s’expliquent essentiellement par les imperfections du marché informel et l’impossibilité pour les populations pauvres d’avoir accès aux mêmes marchés que les populations plus aisées compte tenu des obstacles institutionnels (absence de reconnaissance administrative, impossibilité d’avoir accès aux réseaux bancaires classiques) ou physiques (non–raccordement aux réseaux de services collectifs, habitation dans des zones rurales enclavées).

Un phénomène encore mal connu et pourtant très présent en France

10Paradoxalement, alors que ces obstacles institutionnels ou physiques n’existent pas, les populations des pays riches paient également des pénalités de pauvreté. Les mécanismes à l’œuvre sont certes différents mais le résultat reste le même : la pauvreté se double d’une seconde peine : des prix plus importants par unité de consommation pour les populations pauvres.

La première peine: la situation des populations pauvres en France

La mesure traditionnelle de la pauvreté en France

11La définition officielle consiste à prendre le seuil de 60% du revenu médian comme seuil en dessous duquel on peut considérer une personne comme pauvre (soit 880 euros pour une personne seule). 13,5% de la population française est concernée en 2009, dernière année dont les chiffres soient connus, soit 8,2 millions de personnes (INSEE 2011). Si l’importance de ce chiffre peut à juste titre surprendre, il place pourtant la France dans une situation favorable par rapport à la plupart des autres pays européens, puisque les chiffres correspondants sont par exemple de 15% pour l’Allemagne et de 19 % pour le Royaume-Uni (Eurostat 2010). La population pauvre est néanmoins en augmentation de plus de 750,000 personnes par rapport à 2002, année où le pourcentage s’élevait à 12,9%. Les populations les plus exposées à la pauvreté sont les couples avec 3 enfants ou plus (34%), les familles monoparentales (33%), et les jeunes de moins de 24 ans (19%) (INSEE 2011). Ces chiffres sont à prendre avec précaution : comme le souligne l’ONPES (2010), les outils statistiques traditionnellement mobilisés pour mesurer la pauvreté ne reflètent pas toujours précisément l’évolution de la pauvreté, notamment à cause du décalage  temporel dans leur obtention. Ainsi la dégradation mesurée en 2009 semble ne pas tenir pleinement compte de l’aggravation très nette de la situation, telle qu’elle remonte des observations « terrain ».

Mesure du « reste à vivre » : dépenses contraintes, nécessaires et arbitrables

12Une manière plus fine de comprendre les populations pauvres est d’analyser leur budget, en isolant  les dépenses incompressibles auxquelles elles font face. Ces dépenses, appelées aussi dépenses « contraintes », regroupent  loyer, impôts, remboursements d’emprunt, assurances obligatoires et charges d’habitation : eau, gaz, électricité…. Pour les ménages pauvres (1er décile de niveau de vie), ce chiffre est de 31% du revenu. Le Haut Commissariat aux Solidarités Actives contre la Pauvreté estimait en 2009 que la part des dépenses contraintes avait augmenté de 40% entre 2001 et 2006 pour les personnes pauvres, alors que le pourcentage était resté stable pour les ménages au-dessus du seuil de pauvreté (Hirsch, 2009).

13L’argent disponible une fois ces dépenses faites, appelé « reste à vivre », est un outil pertinent pour mesurer la situation concrète des ménages pauvres. Il peut lui-même se subdiviser en dépenses nécessaires, dépenses arbitrables et capacité d’épargne. L’étude du Boston Consulting Group propose la répartition suivante : sont considérées « nécessaires » les dépenses d’alimentation, le transport, la communication, la santé, la cantine, l’enseignement, et enfin les services financiers. Le reste est considéré comme « dépenses arbitrables », à savoir pour les postes principaux : l’habillement, les loisirs, l’ameublement/équipement, les assurances non obligatoires, l’alcool et le tabac, et enfin l’hôtellerie/ restauration. Enfin le solde entre revenus et dépenses est appelé « capacité d’épargne ».

14En utilisant les chiffres de l’INSEE et en assimilant ménages pauvres au premier décile de niveau de vie, ménages médians à la moyenne des cinquième et sixième déciles, et les ménages riches au dixième décile, la ventilation entre les différents types de dépenses est indiquée dans le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1. Ventilation des dépenses selon le revenu

Ménages pauvres

Ménages médians

Ménages riches

Dépenses contraintes et nécessaires

11.994 €

(70%)

19.994 €

(50%)

39.710 €

(33%)

Dépenses arbitrables

6.378 €

(37%)

12.406 €

(31%)

31.701 €

(26%)

Capacité d’épargne

-1.343 €

(-8%)

7616 €

(19%)

50.603 €

(41%)

Revenu Total

17.029 €

39.966 €

122.014 €

Source : Etude BCG « Double Peine » Pour l’Action Tank «  Entreprises et Pauvreté » Février 2011 ; Données INSEE

15En d’autres termes, une fois enlevées les dépenses contraintes et nécessaires, il reste aux ménages pauvres de 2,2 personnes en moyenne 420 € par mois pour s’habiller, se meubler ou se divertir. Comme cette somme n’est pas suffisante, ces ménages ont recours à l’emprunt à hauteur de 110€. Clairement, pour ces ménages, l’écart entre la dette et l’épargne – pour anticiper sur les aléas de la vie ou améliorer leurs conditions de vie – se joue ainsi, chaque mois, à quelques dizaines d’euros près.

16C’est dans ce contexte de marge de manœuvre quasi nulle que doit être appréhendée la seconde peine. Elle n’en est en effet que plus douloureuse.

La double peine et la mesure des pénalités de pauvreté en France

L’étude BCG de Février 2011

17Si des études ont été réalisées d’une manière spécifique dans certains secteurs comme celle réalisée par l’ADEME en 2008 pour la consommation d’énergie, à notre connaissance, il n’existait pas de recherche permettant d’évaluer la double peine en France d’une façon globale. C’est ce à quoi s’est attachée l’étude BCG. L’analyse s’est focalisée sur sept postes importants parmi les dépenses « contraintes et nécessaires »: le logement, l’alimentation, le transport, les assurances, le crédit, la communication et la santé (voir encadré pour la méthode suivie). L’étude s’est volontairement limitée à une analyse des données quantitatives de l’INSEE, de manière à faire apparaître la double-peine d’une façon la plus factuelle possible. Nous le verrons, ces partis-pris méthodologiques nous amènent à penser que le résultat de cette étude doit-être considéré comme une estimation basse de la double peine pour les ménages pauvres.

Boîte 1. Méthodologie de l’étude du Boston Consulting Group

18L’étude menée par le BCG s’appuie sur la dernière grande enquête détaillée de l’Insee sur les revenus et la consommation des ménages en France sortie en 2008.

19Le BCG a tout d’abord mené une analyse du budget des ménages pauvres, décomposé en postes de dépenses élémentaires: puis il a sélectionné les postes de dépenses les plus pertinents à évaluer en « double peine », sur la base de leur importance dans le budget des ménages pauvres et de leur potentiel de « double peine ».

20L’étape suivante de l’étude a consisté à évaluer l’écart de prix unitaire sur une sélection de catégories. À partir de l’analyse fine des dépenses, le prix d’achat unitaire de chaque catégorie a été calculé et comparé au prix pour le consommateur médian, à partir des quantités consommées (par ex. loyers/surface m2), de la courbe prix/volume (par ex. énergie) ou d’un panier de dépenses type (par ex. alimentation, santé). Ces calculs ont permis de synthétiser l’effet « double peine » pour un ménage pauvre.

21L’analyse des facteurs explicatifs de la double peine a suivi. Avant de réaliser une synthèse et d’examiner des leviers à explorer par les entreprises, par catégories de dépenses, les auteurs de l’étude ont examiné les systèmes compensatoires existants et leurs seuils de déclenchement (aides sous forme de prestations sociales versées par l’État, comme les APL; aides sous forme d’avantages sociaux en nature, comme la CMU-C, l’accès au parc locatif social, les tarifs sociaux).

22Si cette analyse ne permet pas de conclure à l’existence d’une double peine sur les postes de dépense « alimentation » et « transport », elle apporte un chiffrage de la double peine sur les cinq autres postes. Les principales conclusions sont résumées par le tableau 2 ci-dessous. La double-peine varie de 3% (assurances) à 20% (prêt consommation et santé). Rapportées aux dépenses totales des ménages pauvres, les doubles peines identifiées représentent un surcoût de 2,5%, soit environ 500€ de dépenses supplémentaires annuelles, ou l’équivalent de plus d’un mois et demi de dépenses arbitrables. Dit autrement, au niveau de la nation, le coût annuel de la double peine pour les 3,5 millions de ménage pauvres représente une somme de près de 2 milliards d’euros.

Tableau 2. Quantification de la double peine

Poids dans la

cons. des ménages pauvres

Double peine

moyenne

Origine

principale

de la double peine

(DP)

Loyer

12,8%

8%

DP concentrée sur les

locataires du parc privé (+15%)

Charges

9,1%

5%

DP sur les charges collectives (+16%) et le gaz (+6%)

Assurances

6,3%

3%

DP sur l’assurance logement (+20%)

Crédit

4,4%

20%

Utilisation du crédit conso

Communication

4,0%

7%

Utilisation de cartes pré-payées

Santé

2,6%

20%

Moindre couverture complémentaire

Source : Etude BCG « Double Peine » Pour l’Action Tank «  Entreprises et Pauvreté » Février 2011 

23Il est important de se rappeler que ces chiffres sont des moyennes obtenues par l’analyse des agrégats statistiques. Pour mieux rendre compte d’une façon concrète de l’importance de la double peine, l’étude du BCG propose de plus une comparaison intéressante entre trois familles dans des configurations vraisemblables : une famille aux revenus médians et deux familles appartenant aux populations pauvres (l’une propriétaire, l’autre locataire). Le tableau 3 met en évidence les différences de coûts par unité de consommation entre ménages médians et ménages pauvres, et les pourcentages de double peine pour chaque catégorie de dépenses. Dans les configurations envisagées, le montant annuel de la double peine s’élève au total à 1025 € pour la famille locataire et à 1139 € pour la famille propriétaire. Dans les deux cas il représente plus de 5% des revenus et  l’équivalent de plus de deux mois et demi de dépenses arbitrables. En réalité, le chiffre de 8% des revenus peut vite être atteint pour les ménages pauvres qui cumuleraient les doubles peines.

Tableau 3. Coût par unité de consommation

Ménages médians

Ménages pauvres

% double peine

Loyer

45 € / m²

52 € / m²

15,6

Charges

0,44 € / m²

0,51 € / m²

13,7

Gaz

84,9 € / MWh

89,6 € / MWh

5,6

Ass. Habitation

80 € / pièce

96 € / pièce

20,0

Prêt Immobilier

96 € / m²

107 € / m²

11,5

Prêt Consommation

1041 € / N biens

1374 € / mêmes biens

32,0

Téléphone mobile

15 € / heure

19 € / heure

26,7

Santé

389 € /  N soins

486 € / mêmes soins

24,9

Source : Etude BCG « Double Peine » Pour l’Action Tank «  Entreprises et Pauvreté » Février 2011 

Vers la définition d’une « triple » et une « quadruple » peines ?

24L’étude menée par le BCG est riche d’enseignements, et ses conclusions chiffrées sont déjà lourdes de sens. Pourtant, par construction, cette étude minimise l’ampleur de la double peine. D’une part, la somme des secteurs étudiés ne représente que les 2/3 de la consommation totale des populations pauvres. Une extension à l’ensemble des biens et services consommés par les ménages pauvres conduirait logiquement à augmenter d’autant l’ensemble des chiffres mis en avant. D’autre part, la méthode se focalise sur les pénalités de double peine avérées au niveau statistiques ; ainsi l’étude ne permet pas de déceler de double peine ni dans le secteur de l’alimentation, ni dans celui du transport, secteurs qui représentent pourtant respectivement 15,4%  et 9,4% de la consommation totale des ménages pauvres. Est-ce à dire que les pénalités de double peine sont inexistantes dans ces deux secteurs ?  Il est permis d’en douter.

25Pour l’alimentation, la double peine porte par exemple sur la moindre qualité nutritionnelle des aliments dits « bas de gamme ». Cette moindre qualité nutritionnelle peut avoir des conséquences importantes  en termes de santé puisque ces aliments sont a priori de moindre qualité, ou en termes de quantités supplémentaires qui doivent être achetées pour ingérer une quantité équivalente de nutriments et vitamines. Pour le transport, la question de la double peine se pose directement quand les constructeurs automobiles se font une concurrence féroce sur le prix des voitures neuves et font tourner les concessions en faisant des marges sur les voitures d’occasion, ou quand le coût du contrôle technique et des réparations obligatoires qui s’en suivent est porté d’une façon disproportionnée par les ménages les plus pauvres.

26Dans les deux cas, on pourrait ainsi parler de « triple peine » lorsqu’on évoque soit la question de la moindre qualité des biens achetés (dans l’alimentation, par exemple, mais d’autres catégories de dépenses comme les biens d’équipement sont aussi concernées,) soit leurs coûts supplémentaires de fonctionnement induits (le transport, par exemple, mais ici d’autres catégories comme le chauffage de maisons faiblement isolées peuvent être mentionnées). Certes, ces coûts supplémentaires pourraient être intégrés dans la double peine, mais leurs caractères indirects et aléatoires plaident pour une conceptualisation distincte.  Evaluer cette « triple peine » nécessiterait  la mise en place d’une méthodologie beaucoup plus lourde, avec notamment un suivi longitudinal d’un panel de ménages pauvres.

27Enfin, il n’est pas illégitime de parler de « quadruple peine » quand on constate que les populations pauvres ont une exposition aux médias – et notamment à la télévision – nettement supérieure aux catégories plus aisées.  Une étude de l’INSEE sur la consommation de programmes télévisuels fait en effet clairement apparaître que les CSP les moins aisées (ouvriers, employés et retraités) regardent davantage la télévision que les professions intermédiaires, les cadres et les professions intellectuelles supérieures (INSEE 2005) : 51% des employés, 61% des ouvriers et 73% des retraités regardent la télévision plus de deux heures par jour, alors que ces chiffres tombent à 43% pour les professions intermédiaires et 27% pour les cadres et professions intellectuelles supérieures. La conséquence d’une sur-exposition à la télévision est claire : les ménages pauvres sont les premières victimes d’un effet de frustration devant les nouveaux biens et services vantés quotidiennement par les médias. Bien que difficilement chiffrable, cette quadruple peine psychologique  n’en est pas moins bien réelle.

Les mécanismes expliquant les pénalités de pauvreté

28Le débat sur les effets du marché sur la situation des personnes pauvres se résume trop souvent à des positions idéologiques : pour les uns le marché bafouerait le droit à la dignité des personnes vulnérables, tandis que pour les autres il permettrait à tous de réaliser son potentiel individuel. Hors de toute position idéologique, l’étude de la double peine permet de mettre en évidence un mécanisme « naturel » au marché : sans volonté ni calcul malveillant, le marché a des effets de bords. En d’autres termes, il pénalise les personnes en situation de pauvreté.  Les pénalités de pauvreté peuvent s’analyser comme un effet collatéral d’une offre de biens et services construite pour la population médiane ou de classe supérieure. Cinq facteurs permettent principalement d’expliquer le phénomène. Trois d’entre eux concernent des pénalités de pauvreté constatées lorsque les populations en situation de pauvreté achètent les mêmes biens ou utilisent les mêmes services ; deux facteurs proviennent du fait que les produits ou modalités de consommations diffèrent.

Des pénalités de pauvreté malgré le même produit et la même utilisation

Une structure de coût défavorable

29Le premier facteur est la structure de coût défavorable aux achats en petites quantités, puisque le coût unitaire de certains biens ou services fabriqués en petites quantités est supérieur pour l’entreprise. Les ménages pauvres qui consomment surtout par petites quantités sont ainsi directement pénalisés. C’est par exemple le cas pour les services financiers où les coûts fixes liés aux frais de dossier ont un impact fort sur le taux d’intérêt global sur des montants empruntés qui sont faibles.

La structure de prix défavorable

30Le deuxième facteur est une structure de prix défavorable. Ici, le coût pour l’entreprise ne change pas, mais son mode de tarification influe négativement sur le prix d’achat du produit pour les populations pauvres. Une assurance habitation s’avère par exemple plus coûteuse à la pièce ou à l’euro assuré lorsqu’il s’agit de faibles valeurs. Les logements des ménages pauvres, plus petits que la moyenne, se voient alors appliquer une « double peine » sur leur assurance de + 20 % par m².

31La distinction entre structure de coût défavorable et structure de prix défavorable est importante.  Dans le premier cas, l’entreprise ne fait que répercuter le surcoût aux consommateurs pauvres. Dans le second cas, elle pourrait être accusée a minima de négligence vis-à-vis des populations défavorisée. Pourtant, il n’est pas toujours évident de faire la distinction a priori entre une structure de coût et une structure de prix défavorable. Le cas des communications téléphoniques est exemplaire; n’ayant pas la possibilité de souscrire un abonnement téléphonique plus onéreux en valeur faciale et engageant sur le long terme, les ménages pauvres sont plus nombreux à opter pour des cartes pré-payées, dont les coûts de mise sur marché (notamment le réseau de distribution) sont supérieurs.  La minute de communication par téléphone mobile est facturée 15 à 50 % plus cher en cartes prépayées que dans le cadre d’un abonnement. Quelle est la part de la différence de coût pour l’opérateur dans une telle surfacturation? Seule une analyse fine menée au niveau du secteur voire au sein de chaque entreprise permettrait d’apporter une réponse précise à cette question.

La loi de l’offre et de la demande

32Il peut également arriver que la loi de l’offre et de la demandecontribue à faire augmenter les prix des biens et services consommés en petites quantités, le marché étant plus tendu sur les petits volumes. Certes, la théorie économique explique qu’à long-terme ces différences devraient s’estomper. La réalité est parfois différente, et le marché du logement illustre parfaitement le problème. Les petits logements, traditionnellement plus recherchés voient leur prix augmenter. Leur prix au m² est ainsi renchéri en moyenne de 5 % pour les ménages défavorisés. Deux facteurs supplémentaires renchérissent ce coût : d’abord, les taux des prêts immobiliers sont moins intéressants pour les emprunteurs pauvres qui sont moins en position de négocier : la différence peut s’élever de 1 à 3 %. Ensuite il faut tenir compte du fait que les ménages pauvres se voient refuser les biens du parc locatif privé aux loyers les plus attractifs du fait de leur profil de risque plus élevé : le surcoût correspondant est d’environ 10%.

Des produits ou des modalités de consommation différente

Le manque d’accès aux offres avantageuses.

33Les ménages pauvres n’ont pas toujours accès aux offres les plus avantageuses, par manque d’équipement, parce que leur profil de risque ne convient pas ou parce que le prix à l’achat est dissuasif. Par exemple, le fait de ne pas avoir accès à Internet est discriminant dans la mesure où les opérateurs téléphoniques en ligne pratiquent des tarifs 30 % inférieurs à ceux des opérateurs classiques. De la même manière, disposer d’équipements performants ou d’un appartement à l’isolation de qualité permet des économies d’énergie importantes.

Les difficultés pour accéder aux informations

34Enfin, les consommateurs pauvres manquent parfois de recul pour gérer ou décrypter une informationcomplexe, et parfois peu lisible. Cela les contraint souvent à réaliser de mauvais arbitrages, notamment entre coûts d’achat et coûts de fonctionnement. Qui peut dire avec certitude qu’acheter un pneumatique d’une grande marque permet de faire des gains plus importants car il dure plus longtemps et est économe en carburant ? De plus, la lecture des offres promotionnelles ne permet pas de calculer l’impact à terme d’un achat sur le budget.

Lutter contre la double peine : les solutions possibles

35Des systèmes compensatoires (aides financières, aides sociales, tarifs réduits) existent et permettent de réduire les contraintes budgétaires et donc indirectement à la double peine que la pauvreté génère. Cependant, tous les ménages pauvres n’en bénéficient pas, et l’on peut se demander si des mécanismes spécifiques de lutte contre la double peine ne devraient pas être mis en œuvre. En effet, la double peine est un effet de marché, et pourrait à ce titre être corrigée, au moins partiellement par les acteurs du secteur marchand. Ne peut-on pas réfléchir à un système de « discrimination positive », cette fois en faveur des consommateurs pauvres?

36Les entreprises pourraient en effet mettre en œuvre des solutions innovantes pour assurer le premier élément de justice « économique » que constituerait la suppression de la double peine.

37En lien avec la Chaire « Social Business » d’HEC, l’Action Tank, « Entreprises et Pauvreté », est une association sans but lucratif qui œuvre pour la mise en place de solutions innovantes d’entreprise pour lutter contre la pauvreté. Il travaille actuellement à la définition de réponses concrètes et opérationnelles pour les entreprises pour corriger ces pénalités de pauvreté.

38Lorsque la structure de coût est défavorable, l’Action Tank suggère de restructurer l’offre via une approche « low-cost » pour les petites quantités consommées. Si c’est la structure de prix qui est défavorable, la politique de tarification peut être ajustée afin d’obtenir un niveau de marge sur coûts directs par unité de consommation équivalent pour tous les clients. Dans le domaine de l’énergie, les entreprises pourraient par exemple agir sur leur système de facturation (abonnement). Face à la loi de l’offre et de la demande, il serait utile de participer à l’élaboration d’une offre alternative et complémentaire ; une recommandation que les entreprises peuvent appliquer par exemple au niveau du logement et du parc locatif, afin d’adapter l’offre au mode de consommation des ménages pauvres.

39Deux leviers permettent de remédier aux problèmes de manque d’équipement ou de mauvais profil de risque. Le premier consiste à repenser l’offre en vue de faciliter l’accès des ménages fragiles financièrement, par exemple, via la création de forfaits téléphoniques sans engagement. Le second consiste à mettre en place une assistance pour les aider à remplir les conditions d’acceptation, similaire à un système de cautionnement pour obtenir un crédit. Dans le cas où le recul s’avère insuffisant pour gérer une information complexe, la clé réside dans une information plus claire et facile d’accès, voire dans un accompagnement dédié. Ainsi, les entreprises pourraient instaurer un programme d’aide aux consommateurs pauvres dans le choix de leur forfait de téléphone ou de leur crédit en fonction de leurs besoins et de leurs ressources.

40L’application concrète de ces solutions a déjà commencé avec la mise en place de trois projets expérimentaux permettant de lutter contre la pauvreté et sa « double peine », en coordination avec l’Action Tank.

  1. « Optique Solidaire » est une expérimentation conduite par Essilor qui vise à réduire le reste à charge des lunettes à verres progressifs des personnes de plus de 60 ans que leurs revenus excluent de la Couverture Maladie Universelle (CMU). Le projet pilote démarre à Marseille. Le potentiel  concerne entre 100 000 et 120 000 personnes  en France.

  2. « Téléphonie Solidaire », est un projet expérimental mené par Emmaüs Défi avec SFR à Paris. Il consiste à alléger le coût de la téléphonie des personnes en difficulté de paiement grâce à des cartes de téléphone prépayées à coût réduit et un accompagnement vers un usage de la téléphonie adapté à leurs besoins et moyens.

  3. Programme Malin est le nom de l’expérimentation menée par Bledina et la Croix Rouge, pour faire bénéficier à des mères vivant en dessous du seuil de pauvreté de tarifs particulièrement avantageux pour le lait maternisé.

41Ces expérimentations fonctionnent sur le principe du « Social Business » développé par le Professeur Muhammad Yunus, prix Nobel de le Paix en 2006 (Yunus 2007). Elles sont clairement au stade de démarrage, et leur caractère innovant fait que leur succès est loin d’être assuré. Néanmoins, elles représentent un pas remarquable dans la bonne direction. Nous appelons de nos vœux la multiplication de telles initiatives de la part des entreprises.

Conclusion

42Au moment où les politiques publiques souffrent d’une contrainte budgétaire très forte et où le coût du travail ne saurait être augmenté pour ne pas obérer la compétitivité des entreprises, la mise en lumière des pénalités de pauvreté (« double », « triple » et « quadruple » peines) permet d’identifier des leviers à la fois légitimes au regard de la justice sociale et efficaces en termes économiques pour lutter contre la pauvreté en France.

43L’objectif poursuivi est clair : Il s’agit de mettre en place des mécanismes susceptibles de réduire les pénalités de pauvreté, sur chaque secteur économique et en fonction de leur nature et de leur cause.

44Des initiatives existent déjà : elles mobilisent à la fois des entreprises, des institutions publiques et des acteurs associatifs afin de mettre en œuvre des solutions innovantes. Elles prouvent qu’il n’y a pas de fatalité, même en ces temps de crise, et que l’analyse précise et quantifiée des causes permet la définition de stratégies spécifiques.

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Bibliography

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References

Electronic reference

Frédéric Dalsace, Charles-Edouard Vincent, Jacques Berger and François Dalens, “Les pénalités de pauvreté en France : comment le marché aggrave la situation des populations pauvres”Field Actions Science Reports [Online], Special Issue 4 | 2012, Online since 31 January 2012, connection on 28 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/factsreports/1218

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About the authors

Frédéric Dalsace

Professeur associé à HEC Paris, titulaire de la Chaire « Social Business / Entreprise et Pauvreté »

Charles-Edouard Vincent

Professeur affilié à HEC Paris et Directeur d’Emmaus Défi,

By this author

Jacques Berger

Directeur de l’Action Tank « Entreprise et Pauvreté »

François Dalens

Senior Partner et Managing Director, Boston Consulting Group

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