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Gustav Leonhardt rejoint Bach au paradis

Le claveciniste hollandais, pionnier et monument de la musique ancienne, est mort à l'âge de 83 ans.

Par Renaud Machart

Publié le 18 janvier 2012 à 15h56, modifié le 26 janvier 2012 à 15h38

Temps de Lecture 5 min.

Le 12 décembre 2011, le Théâtre des Bouffes du nord, à Paris, était empreint d'une atmosphère aussi lourde qu'irréelle : le froid humide à l'extérieur, les lumières tamisées de cette belle salle artistement décrépite, un clavecin posé sur deux tréteaux, comme un catafalque dans une chapelle ardente. Gustav Leonhardt, l'immense claveciniste, organiste, musicologue et chef d'orchestre, y donnait ce que beaucoup devinaient être son dernier récital.

Ce le fut. Le lundi 16 janvier, le musicien hollandais a succombé, à 83 ans, au cancer qui le minait depuis quelque temps. Celui qui fut l'un des "papes" de la musique des XVIIe et XVIIIe siècles s'est éteint à Amsterdam, la ville où il résidait avec son épouse, la violoniste Marie Leonhardt, dans une maison splendide de 1617, sur le Herregracht, où rien n'avait été modifié depuis 1750 et où trônait, dans une grande pièce donnant sur un jardin, sa collection d'instruments anciens.

La veille de son dernier concert, à la Cité de la musique, alors que Jordi Savall rendait hommage à son épouse défunte, la soprano Montserrat Figueras, le bruit courait à l'entracte, confirmé par l'un de ses proches : le claveciniste était malade, très malade, et ce concert, dont peu pensaient qu'il parviendrait à l'assurer, serait sa dernière apparition publique. On y est allé, bien sûr. Pour entendre une dernière fois celui qu'on avait entendu si souvent, au clavecin, à l'orgue, à la baguette, et qu'on avait autrefois connu et fréquenté.

Dans le public, où se trouvait la crème des "baroqueux", les mines étaient déconfites, le chagrin visible sur les visages de quelques-uns de ses élèves français, venus pour ce dernier soir. Pourtant, il y avait aussi, devant le premier rang, assis à même le plancher, sur de gros coussins, de très jeunes gens anonymes, visiblement fascinés par la figure aristocratique de cet homme à l'expression sévère, qui en imposait à beaucoup tout en étant l'amabilité et l'urbanité mêmes.

Ces jeunes gens étaient sûrement des clavecinistes ou organistes venus, comme tant d'autres générations de musiciens avant eux, écouter celui dont on peut dire qu'il fut le plus grand claveciniste du XXe siècle, et dont l'importance demeure, en ce répertoire, bien supérieure à celle de Wanda Landowska et peut être comparée à celle des plus grands pianistes.

Car Leonhardt était, dans l'austérité essentielle qui le caractérisait, moins l'équivalent d'un Glenn Gould que celui d'un Sviatoslav Richter, le grand pianiste russe aux lumineuses gammes de gris, ou Serge Rachmaninov, compositeur expansif mais interprète d'une probité presque corsetée.

D'ailleurs, Leonhardt, qui détestait presque tout de la musique des XIXe et XXe siècles (il jugeait Beethoven trop héroïque, Schubert trop sentimental) et de leurs interprètes (Herbert von Karajan n'était pas, selon lui, un bon musicien), disait admirer Rachmaninov jouant sa propre musique au piano. On pourrait aussi dire, en une simple formule, que Leonhardt fut à Jean-Sébastien Bach, dont il était un interprète majeur et supérieurement inspiré, ce que le pianiste Arthur Schnabel était aux sonates de Beethoven.

Grand et filiforme, Leonhardt le semblait plus encore ce 12 décembre. Et ce fut un choc pour ceux qui ne l'avaient pas vu depuis quelque temps : le Hollandais paraissait squelettique et hagard. Une fois assis, après un bref salut, le claveciniste aux doigts protégés de mitaines (il les portait depuis une opération à la main il y a quelques années) devait donner une première partie qui, péniblement, confirmait son état de faiblesse physique : beaucoup d'accrocs (Leonhardt en a toujours commis et il avait chaque fois, après une fausse note, cette manière assez plaisante de regarder ses doigts d'un air hautain, comme si, à son corps défendant, ils étaient eux seuls responsables des fautes commises) et surtout un manque de tonus qui ne donnait de lui qu'une image sonore faussée du jeu splendidement royal qui fut le sien.

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Après une longue série de pièces (allemandes, françaises et britanniques), enchaînées sans applaudissements, Leonhardt se releva lentement de son siège, se soutenant des deux bras. Puis il fit quelques pas vers la coulisse, s'arrêta pour se soutenir quelques instants, qui parurent une éternité, au chambranle du cadre de scène. Cette image restera notre dernier souvenir de lui.

Olivier Mantéi, le codirecteur du Théâtre des Bouffes du Nord (une salle dont Leonhardt aimait l'atmosphère), ne nous l'a pas dit ce soir-là, mais, il nous l'a confié au téléphone, dans la soirée du 17 janvier : avant de commencer le concert, Gustav Leonhardt lui avait annoncé, dans une glaçante simplicité, qu'il s'agirait de son dernier. Et demandé à pouvoir quitter les lieux discrètement sans recevoir quiconque à l'issue de celui-ci.

Le pianiste Philippe Cassard, qui vient de publier une série d'entretiens passionnants sur les rapports entre musique et cinéma (Deux temps, trois mouvements, un pianiste au cinéma. Entretien avec Marc Chevrie et Jean Narboni, Capricci/France Musique, 2011), a dénoncé la manière froide et mécanique qu'ont eue Jean-Marie Straub et Danièle Huillet de représenter la musique baroque à l'écran dans leur film Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967), avec un Leonhardt emperruqué incarnant Jean-Sébastien Bach soi-même : "Cette joie, cette jouissance, et la manière dont elle habite les musiciens, la caméra des Straub ne les montre jamais."

Car Leonhardt, au jeu acéré mais d'une souplesse merveilleusement ordonnée, n'était qu'en apparence un austère rigoriste (et qui l'avait un peu fréquenté savait son goût pour des plaisanteries parfois lestes, le bon vin, les jolies femmes et les belles automobiles). Au fond, c'est davantage à la tonicité janséniste de Robert Bresson que son jeu faisait penser, comme l'a justement écrit naguère notre confrère Jacques Drillon qui lui a consacré un essai (Sur Leonhardt, Gallimard, 2009).

Si l'interprétation par Leonhardt des oeuvres vocales (les cantates de Bach en particulier, dont il a cosigné, avec Nikolaus Harnoncourt, la première intégrale au disque sur instruments anciens) péchait parfois par son refus absolu de l'expressivité immédiate, l'élégance extraordinaire qu'il mettait en toute chose - y compris en sa pratique des idiomes étrangers, dont le français, la langue du XVIIIe siècle, qu'il parlait avec aisance - donnait mille fois raisons à Paul Morand qui écrivit, dans son Journal, ces mots qui conviennent si bien à l'art aristocratique du musicien : "Le beau, c'est le vrai bien mis."

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