C'est un drôle de petit salon bourgeois, au fond d'un appartement tranquille. Dehors, une fraîche grisaille hivernale baigne la place de Karlin et ses immeubles joliment rénovés, au coeur de l'ancienne Prague ouvrière. Dedans, un autre genre de chantier se déploie. Canapé collé au mur, table, chaises et guéridons poussés près des fenêtres, les Prazak sont au travail.
Quatre heures déjà que violons et alto à l'épaule, violoncelle entre les jambes et chaussons aux pieds, les quatre musiciens jouent et rejouent. Ils s'arrêtent, discutent d'un tempo, d'un accent, d'une nuance. Le violoncelliste Michal Kanka propose de changer un coup d'archet. Pas convaincus, les trois autres essaient, et s'inclinent. Le son se construit, l'équilibre s'installe.
"C'est notre première répétition pour le concert de Paris, nous en avons prévu dix, c'est beaucoup", explique l'altiste Josef Kluson. Le 21 janvier, le quatuor se produira sur la scène de la Cité de la musique, pour un des concerts les plus attendus de la 5e Biennale du quatuor à cordes, qui s'ouvre samedi 14 janvier, à Paris. Deux oeuvres contemporaines de l'Allemand Wolfgang Rihm, qu'ils découvrent pour l'occasion, le rare Quintette à cordes et le somptueux Quatuor no 7 de Beethoven : le menu proposé s'annonce copieux. Mais à raison de quatre-vingts concerts par an - dont soixante-quinze à l'étranger - la formation tchèque en a vu d'autres.
Sauf qu'il y a dix-huit mois, l'ensemble a connu la plus grande révolution qui puisse advenir à un quatuor à cordes : un changement de premier violon. Après trente-six ans de fidélité sans faille aux Prazak, Vaclav Remes a jeté l'éponge, terrassé par la dystonie, une maladie nerveuse sans remède, hantise des violonistes. "C'est arrivé peu à peu, se souvient Josef Kluson. Des blocages dans les doigts de la main gauche. En dehors du violon, il ne ressentait aucune gêne mais quand il jouait, parfois ses doigts refusaient de répondre. Il a essayé de compenser par le travail. En tournée, quand on arrivait à l'hôtel, nous allions nous reposer, lui travaillait seul dans sa chambre. Mais ça allait de plus en plus mal. Et puis un soir, après un concert en Allemagne qui s'était mal passé, il nous a dit que ce n'était plus possible, qu'il devait arrêter. Il était anéanti."
Les Prazak doivent encaisser le choc. Formé au conservatoire de Prague en 1972, le quatuor avait bien connu un premier changement, en 1986, lorsque Michal Kanka avait remplacé le violoncelliste d'origine, Josef Prazak. "Mais nous étions jeunes encore et Michal était tellement supérieur, relativise Kluson. Là, c'était autre chose, nous avons vingt-cinq ans de plus. Et puis, quand même, le premier violon..."
Certes, il est loin le XIXe siècle, où le premier violon jouait seul debout et touchait l'essentiel du cachet. Aujourd'hui, un quatuor à cordes, c'est "quatre musiciens égaux en droit et en compétence", peut justement théoriser le musicologue Bernard Fournier. Chez les Prazak, l'altiste Josef Kluson, polyglotte accompli et négociateur hors pair, parle même souvent pour les trois autres. Mais de la parfaite unité qui caractérise un grand quatuor émerge toujours le son du premier violon.
Alors, que faire ? Tout arrêter, comme les célèbres Amadeus, après la mort de l'altiste Peter Schidlof ? Les Prazak assurent n'y avoir même pas songé. Confier le pupitre à Vlastimil Holek, le second violon, comme le firent jadis les Américains du Juilliard Quartet ? L'intéressé évacue avec le sourire : "58 ans, ce n'est pas un âge pour changer de métier."
Dans le petit milieu de la musique de chambre pragoise, la nouvelle se répand vite. Bohuslav Matousek, ancien premier violon des Stamitz qu'il a quittés pour poursuivre une carrière de soliste, propose ses services. Ensemble, ils assurent deux concerts à Vienne. "Une vraie réussite, raconte Kluson. C'était de la musique tchèque, et ça, nous le faisons tous les yeux fermés. Matousek est un très grand violoniste. Mais dans la foulée, il est allé jouer le quintette La Truite de Schubert, avec notre violoncelliste. Au retour, Michal a dit : "non". C'était sans appel."
Les trois rescapés se tournent alors vers Pavel Hula, premier violon du quatuor Kocian. Même âge (58 ans), même école pragoise, de nombreuses expériences musicales en commun (les deux formations se sont souvent mêlées pour jouer des sextuors ou des octuors), l'hypothèse paraît naturelle. A dire vrai, Hula a même été approché quelques mois auparavant, lorsque les conséquences de la maladie de Remes semblaient inéluctables. Mais abandonner des partenaires de trente-cinq ans... Sauf qu'entre-temps, l'altiste des Kocian a décidé d'arrêter, faisant exploser la formation. Alors Hula saute le pas. "C'était trois jours avant un concert mais je connaissais le répertoire, sourit le violoniste. Ça s'est bien passé, enfin je crois. Les vraies difficultés sont venues après."
A commencer par l'instrument. "Le violon de Pavel était très bon, mais il ne s'équilibrait pas avec les nôtres, se souvient Kluson. Nous en avons essayé beaucoup et finalement, nous avons trouvé le bon chez un luthier de la rue de Rome, à Paris. Un italien du XVIIIe. Mais il était trop cher pour nous. Heureusement, un mécène nous a aidés. Nous avons aussi amené Pavel chez notre archetier, dans le sud de la France. Vous savez, l'archet, c'est aussi important que le violon."
Ainsi équipé, Pavel Hula se lance à l'assaut du répertoire. "Je pensais connaître la musique de quatuor, nous en avions joué pendant trente-cinq ans avec les Kocian. Et j'ai découvert que non. La deuxième école de Vienne, l'intégrale de Beethoven, les quatuors de Zemlinsky, j'avais des trous partout... Et il y avait une tournée aux Etats-unis déjà signée. Vous ne changez pas le programme d'un concert à Carnegie Hall. J'ai travaillé comme un fou."
"Nous avons travaillé comme des fous, reprend Kluson. C'est d'ailleurs le bon côté des choses. Quand vous avez joué deux cents fois un quatuor, une routine s'installe forcément. Là, tout était remis en cause. Parce que jouer les notes, c'est facile. Mais faire de la musique. L'enfer se niche dans les détails : les accents, la dynamique... Là encore, le répertoire tchèque ne posait aucun problème, nous sortons tous du même moule. Mais Beethoven, nous l'avions beaucoup travaillé aux Etats-unis, auprès du quatuor LaSalle, quand nous étions jeunes. Ça nous a marqués. Pavel a dû faire du chemin. A l'inverse, pour Haydn, où la voix du premier violon est prépondérante, nous avons suivi toutes ses propositions. Et il nous a fait découvrir Ainsi la nuit, de Dutilleux, une merveille, peut-être la plus belle oeuvre pour quatuor de la deuxième moitié du XXe siècle."
Le résultat ? Pavel Hula sourit modestement : "Le Prazak ne sera plus jamais le même, je le sais. C'est autre chose." Josef Kluson, en bon ambassadeur, est plus catégorique : "Ça nous a forcés à ouvrir les fenêtres et à renouveler l'air."
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