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Anne Emery-Torracinta: le jeu de massacre

A la veille des élections, la ministre chargée de l’instruction publique genevoise est dans la tourmente. A-t-elle trébuché seule, faute d’avoir bien géré l’affaire Ramadan, ou est-elle la cible d’attaques au sein de son propre parti? Certains socialistes le pensent

Anne Emery-Torracinta, conseillère d’Etat genevoise chargée de l’Instruction publique, le 22 mars 2018, à Genève. — © MARTIAL TREZZINI / Keystone
Anne Emery-Torracinta, conseillère d’Etat genevoise chargée de l’Instruction publique, le 22 mars 2018, à Genève. — © MARTIAL TREZZINI / Keystone

Qui veut la peau d’Anne Emery-Torracinta? La question se pose, alors que la conseillère d’Etat genevoise chargée du Département de l’instruction publique se retrouve dans une tempête à laquelle aucune embellie ne semble succéder. Elle vacille, accumulant les maladresses, corrigeant le tir ensuite, roide sur ses principes puis tempérée sur la forme, mais fébrile toujours.

Les attaques ne sont pas orchestrées par la droite. La meilleure preuve, c’est qu’elle n’en fait pas usage

Un élu socialiste

Alors qu’elle croyait avoir jugulé l’affaire Ramadan cet hiver, en mettant en place un dispositif d’écoute aux victimes, la voilà rattrapée il y a quinze jours par une lettre l’accusant «d’omerta institutionnelle». Elle s’entête d’abord dans un juridisme étroit, pour plier vingt-quatre heures plus tard en annonçant l’ouverture d’une enquête indépendante. Eût-elle saisi l’ampleur de l’émotion populaire autour de cette affaire qu’elle aurait pu, d’entrée de jeu, combler les attentes. Attaquée ensuite sur sa secrétaire générale, Marie-Claude Sawerschel, doyenne du Collège de Saussure pendant deux ans à l’époque des faits, elle lui manifeste son indéfectible soutien. Avant de la suspendre le lendemain sous un autre prétexte: un mandat du DIP a été confié à son compagnon. Ayant pourtant signé le contrat en question, la magistrate invoque une erreur d’appréciation.

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Si Anne Emery-Torracinta a mal géré les crises successives, personne ne doute que les élections aient favorisé leur éclosion. L’incendie Ramadan a couvé sous la braise jusqu’à la lettre opportune. L’affaire du mandat, quant à elle, est certainement issue de son propre département. Quand on sait la loyauté des fonctionnaires vis-à-vis de l’institution et leur crainte des représailles, on s’interroge sur les motifs de cette fuite.

«Un climat délétère»

Vengeance, désamour? Beaucoup estiment que la magistrate n’a pas su rassembler pour tenir la boutique; qu’elle est cassante, peu empathique et coincée dans ses certitudes; qu’elle aurait déçu ceux qui pensaient trouver l’écoute d’une femme du sérail. «Elle s’est enfoncée toute seule», résume une socialiste. A moins qu’elle n’ait été aidée. Qui pour le rôle?

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Carole-Anne Kast, présidente du parti, croit le savoir. Elle confiait mardi au Temps: «Dans le groupe des accusateurs se trouvent d’ailleurs des personnalités de gauche, instrumentalisées par ceux qui veulent que le DIP revienne à la droite. Il est intéressant de voir qu’on y retrouve des élus de l’Entente, qui pourtant était à la tête du DIP à l’époque.» Que les salves viennent du PLR et du PDC, c’est une option. Mais ce n’est pas la plus crédible. Il suffit, pour s’en convaincre, d’interroger nombre d’élus socialistes qui, sous couvert d’anonymat, disent tout autre chose: «Les attaques ne sont pas orchestrées par la droite. La meilleure preuve, c’est qu’elle n’en fait pas usage», estime un ponte du parti. En effet, si on peut imaginer que François Longchamp ou Pierre Maudet défendent la socialiste par collégialité, comment expliquer alors qu’un Cyril Aellen ait pris sa défense? Et que le parti bourgeois n’ait pas mobilisé l’artillerie lourde pour faire feu sur l’ennemi, déjà genou à terre?

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Un autre député socialiste: «Ce ne sont pas les méthodes du PLR. Je crois malheureusement que les attaques viennent de chez nous, notamment de la garde rapprochée de l’un ou l’autre des challengers d’Anne Emery-Torracinta.» Entendez Sandrine Salerno et Thierry Apothéloz, avec une préférence pour la première, insiste-t-il: «La poudre était là, à savoir un climat délétère au département. Il suffisait d’allumer la mèche, subtilement, en instrumentalisant des gens.» Si Thierry Apothéloz se refuse à commenter, cette accusation fait bondir Sandrine Salerno: «Imaginer que je puisse user de telles manœuvres me révolte. Qui peut penser que je vais faire mon élection sur un sujet aussi grave, où des victimes sont en jeu? On ne peut pas se frotter les mains quand une colistière est empêtrée dans une telle affaire. C’est ridicule.»

Le silence des camarades

Toujours est-il que le PS ne marche pas en rangs serrés, depuis l’assemblée générale qui a porté Thierry Apothéloz, Sandrine Salerno et Anne Emery-Torracinta, dans cet ordre, sur le ticket du Conseil d’Etat. L’histoire rocambolesque des adhérents de dernière minute en ville de Genève et à Vernier, les communes des deux premiers magistrats, avait fait le reste. Aujourd’hui, peu soutiennent que les plaies ont été pansées, comme le croit Jean-Charles Rielle: «Nous sommes plus réunis qu’après le congrès. Les attaques soudent les familles désunies. Nous sommes nombreux à soutenir la magistrate.»

Ce n’est pas l’impression qui domine, à écouter les témoignages anonymes. «Dire qu’Anne Emery-Torracinta est une épine dans le pied du PS est un peu fort, mais la question se pose, estime un élu socialiste. Il y a trop peu de transparence dans son travail pour qu’elle suscite la cohésion du parti.» De fait, on observe que les camarades ont tardé à voler au secours de leur magistrate. «Ce qui m’a frappé, c’est leur silence, confie un député PLR. Les présidents de parti, les chefs de groupe, ça sert à prendre des coups. C’est leur boulot.»

«Gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge.» Qu’elle ait trébuché seule ou avec de l’aide, c’est à Anne Emery-Torracinta qu’échoit cette pensée prêtée à Voltaire.