L’Opéra du dragon (1), de Heiner Müller

Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis (93)

Il était une fois un chevalier Lancelot, prince vaillant très vaillant mais très énervant. Il passait son temps à courir le monde pour sauver de l’oppression les pauvres gens qui n’en demandaient pas tant. Ainsi les habitants de cette petite ville, sous la coupe du même dragon depuis deux mille ans, et pas mécontents. Le monstre ne leur assurait-il pas l’ordre et la paix ? Ne les protégeait-il pas de la venue d’autres dragons, à coup sûr plus méchants ?

Pour sa peine, il ne réclamait qu’une vierge par an, ce qui, bien pesé, pensaient-ils, n’était pas un prix exorbitant. Aussi, lorsque notre « héros professionnel » décida de les délivrer de la vilaine bête et, du même coup, de sauver la vie de la belle, ils ne se montrèrent guère enthousiastes…

Écrit par le russe Evgueni Schwartz pendant la dernière guerre, Le Dragon ne connut qu’une représentation : Staline qui se sentait visé (allez savoir pourquoi !) l’interdit aussitôt. En 1968, l’Allemand Heiner Müller l’adapta pour un opéra signé Paul Dessau. C’est cette version que reprend Johanny Bert, le tout nouveau directeur du Centre dramatique national de Montluçon, sous forme… d’un opéra parlé pour marionnettes.

Le résultat est sidérant d’intelligence, d’invention et d’émotion

Sans comédiens, donc, sinon Christophe Noël, Pierre-Yves Bernard et Johanny Bert lui-même qui se font manipulateurs des petites poupées à tête et tige de bois d’une stupéfiante puissance expressive, tandis qu’à un micro, Maïa Le Fourn prête superbement sa voix à tous les personnages. Sans la partition de Dessau non plus, remplacée par des accords de saxo, percussions et « thérémine » (ancêtre des instruments de musique électronique, inventé en Union soviétique en… 1919), gaillardement interprétés en direct par Thomas Quinart.

Le résultat est sidérant d’intelligence, d’invention et d’émotion. Ramenant aux doux souvenirs des contes de l’enfance, sans occulter la causticité de la fable politique. Transportant dans un univers de tous les possibles (ah, le combat entre le chevalier et le dragon !), sans rien perdre de la gravité du propos sur l’« homme-masse » face à l’individu, la démagogie et la démocratie, la liberté abdiquée au nom de l’ordre et la paix. Le tout sur un ton délicieusement primesautier qui n’interdit pas de s’interroger, encore, sur ce que vouloir faire le bonheur des gens, malgré eux, veut dire…