Depuis quelques semaines, le flûtiste Emmanuel Pahud s'affiche en habit d'époque XVIIIe dans les couloirs du métro parisien : un pastiche du photographe viennois Josef Fischnaller d'après le célèbre Concert de flûte peint en 1852 par Adolf von Menzel, dont le sujet n'est autre que Frédéric II de Prusse jouant de la flûte. Pour le tricentenaire de la naissance du roi (1712-1786), le virtuose franco-suisse, flûte solo de la Philharmonie de Berlin depuis l'âge de 23 ans (1993), a composé un récital qui sera donné en concert le 21 janvier dans la galerie des Glaces, à Versailles, tandis qu'un double album, Le Roi flûtiste, paraît chez EMI Classics.
Fallait-il attendre un événement historique pour enregistrer ?
Cela faisait longtemps que je voulais faire un disque autour de cette période charnière du XVIIIe siècle, dont la cour de Frédéric II, qui se voulait rivale de Versailles, fut le théâtre musical. "Roi philosophe", "despote éclairé", selon Voltaire, avec qui il entretint une correspondance nourrie, cet homme des Lumières a posé les bases de ce qui deviendra l'Allemagne. Il impose le français à la cour (on ne parle plus allemand qu'aux soldats et aux chevaux), abolit la torture, et donne une place primordiale à la musique. C'est d'ailleurs contre la volonté de son père, Frédéric-Guillaume, qui lui reproche d'être "efféminé", qu'il apprend la flûte auprès du virtuose Johann Joachim Quantz. Il composera lui-même pour cet instrument.
Qu'en est-il de la visite de Bach à Postdam et de la naissance de "L'Offrande musicale" ?
Jean-Sébastien Bach, âgé de 62 ans, est invité à Sanssouci le 7 mai 1747 pour essayer clavecins et piano-fortes. Le roi a concocté pour le mettre à l'épreuve un thème tellement difficile qu'il est impossible à "fuguer". C'est un piège que le roi humaniste tend. Bach se plie à la tâche, improvise jusqu'au "Ricercare à six voix" puis s'excuse de ne pouvoir aller plus loin. Deux mois plus tard, le souverain reçoit la réponse cinglante de la partition, augmentée d'une "Sonate en trio" : L'Offrande musicale.
Comment avez-vous choisi les musiques de l'album ?
Il fallait faire le tour d'horizon de quarante années de musique, du baroque finissant de Bach à l'esthétique classique, voire galante, de Johann Joachim Quantz et de Frédéric II lui-même (ainsi que de sa soeur cadette, Anna Amalia), jusqu'au préromantisme du fils de Bach, Carl Philipp Emanuel, et du violoniste Franz Benda. Le roi était meilleur interprète (il faisait deux heures de musique par jour) que compositeur. Quantz était le seul qui pouvait le conseiller ou le corriger.
Vous jouez ces oeuvres baroques sur une flûte moderne. Pourquoi ?
Je joue ma flûte en or ! Mais l'Académie de chambre de Postdam qui m'accompagne, sous la direction du claveciniste Trevor Pinnock, joue des instruments montés à l'ancienne. Contrairement au clavecin, qui sera remplacé radicalement par le piano-forte, la flûte moderne tire son évolution de la flûte baroque. La palette sonore est la même. Pas besoin d'une flûte en bois pour jouer baroque : à la Philharmonie de Berlin, nous travaillons souvent sous la direction de chefs "baroqueux", c'est une question d'état d'esprit et de phrasé.
Plébiscité à l'étranger, vous vous produisez peu en France alors que l'école française a "les vents" en poupe.
On sait qu'à l'étranger ce sont les instrumentistes français qui occupent les meilleurs postes dans les meilleurs orchestres. Je fais moi-même partie d'un ensemble, Les Vents français, qui tourne sous ce nom partout en Europe, en Angleterre, au Japon, en Chine. En France, c'est tout simplement impossible.
Il y a aussi le handicap pour la flûte de n'avoir à son répertoire aucun grand concerto romantique ?
C'est pourquoi j'ai commencé ma carrière en transposant Beethoven, Schubert, Weber... Nous avons des concertos romantiques tardifs intéressants, l'avènement de la flûte moderne avec Ravel, Debussy, Poulenc, puis la musique contemporaine (les concertos de Marc-André Dalbavie, Michael Jarrell, Elliott Carter). Mais l'âge d'or de la flûte, c'est quand même Telemann, Haendel, Bach, Vivaldi, et la cour de Frédéric le Grand.
Frédéric II : splendeur de la Prusse à Versailles
, concert au château de Versailles (Yvelines), le 21 janvier à 21 heures. Tél. : 01-30-83-78-89. De 45 € à 120 €.
Le Roi flûtiste : musiques à la cour de Frédéric le Grand, 2 CD, EMI Classics.
Diffusion sur Arte du Flötenkonzert zu Sanssouci, le 22 janvier à 19 heures.
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