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Chloé Morin : "Les élites se méfient du peuple et de la démocratie"
FRED DUFOUR / AFP

Chloé Morin : "Les élites se méfient du peuple et de la démocratie"

Entretien

Propos recueillis par

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Dans son dernier ouvrage, la spécialiste de l'opinion Chloé Morin dévoile le renversement de hiérarchie à l'oeuvre entre ministres et hauts-fonctionnaires. Quand on les laisse faire, ces derniers imposent leur volonté... et même leurs réformes, au mépris de la démocratie. Entretien.

Le constat était connu. Il a rarement été aussi détaillé. Avec son ouvrage Les inamovibles de la République (L’Aube et Fondation Jean-Jaurès), publié ce jeudi 8 octobre, Chloé Morin, spécialiste de l'opinion et ex-conseillère de Jean-Marc Ayrault puis Manuel Valls à Matignon, livre une pièce à conviction décisive dans l'analyse de la faillite de la haute fonction publique française. On y découvre des directeurs d'administration centrale impérieux, qui refusent de se déplacer dans les ministères ou qu'on consulte leurs subordonnés sans les prévenir. On constate, un peu affligés, le manque de poigne de certains ministres, totalement sous la coupe des grands corps de l'Etat. Et puis on croise des personnalités peu connues du grand public mais surpuissantes, comme Marc Guillaume, l'ex-secrétaire général du gouvernement, dont un des secrets pour arriver à ses fins était de nommer... son père dans les commissions de nomination. Selon l'auteure, le système transformerait peu à peu des serviteurs de l'Etat bien intentionnés en caciques conservateurs. Comment ? Nous l'avons interrogée.

Marianne : Vous décrivez les hauts-fonctionnaires français comme des personnes engagées pour l'intérêt général. Pour autant, vous constatez que leur rapport au service public se distend presque inexorablement. Comment expliquer cette dérive ?

Chloé Morin :Pour comprendre comment des gens plutôt bien intentionnés finissent par réaliser une trahison démocratique, il faut se mettre à leur place. Toute leur carrière, quarante années, dépend du corps auquel ils appartiennent. Quelques personnes, pas plus, vont en décider. Vous avez tout intérêt à ne pas vous fâcher, à ne pas vous distinguer.

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Vous nous décrivez des hauts-fonctionnaires très susceptibles, qui imposent leur volonté à certains conseillers de cabinet. D'ou vient ce renversement de hiérarchie ?

Ils savent que les politiques passent et qu'eux resteront. Quand le ministre n'est pas un poids lourd, les hauts-fonctionnaires n'en ont pas peur. Et ils savent que le conseiller du même corps qu'eux va hésiter à se fâcher, car ils ont entre les mains sa carrière future. Sous Manuel Valls, je me suis plusieurs fois demandé si certains collaborateurs travaillaient pour le Premier ministre ou pour leur administration d'origine. A l'inverse, j'ai aussi d'anciens collègues et amis qui ont été ensuite "blacklistés" car leur attitude en cabinet n'avait pas plu. Quand, en plus, la sanction, c'est-à-dire le remerciement d'un directeur, devient l'exception, ces hauts-fonctionnaires peuvent se sentir intouchables.

Vous racontez que certains hauts-fonctionnaires peuvent aller jusqu'à imposer leurs mesures aux ministres. Comment est-ce possible ?

Quand un ministre est nommé, il peut y avoir une période de rodage, pendant laquelle il écoute avant tout son cabinet, l'administration. Cela peut être l'occasion pour eux d'imposer des choses. Et puis, il y a des ministres qui ne se sortent pas de cette période. Ils ne sont pas suffisamment compétents, ça arrive. Et c'est dans des cas-là que le politique se fait balader.

Vous évoquez notamment le cas de Jean-Marc Ayrault au Quai d'Orsay...

Quand on est ministre des Affaires étrangères, on se fait balader au sens propre. En déplacement, il est plus difficile de travailler les dossiers. Donc le directeur de cabinet s'en charge. Et là, si l'on n'a pas de ligne, le risque, c'est de se la faire imposer. Il y a des courants de diplomates qui ont des visions du monde. Si le ministre n'a pas de vision, ils remplissent le vide.

Ces fonctionnaires se rendent-ils compte qu'ils sortent de leur mission ?

Non, ils ne le présentent jamais comme ça. Ils ne revendiquent jamais d'être dans un combat idéologique, ils font croire qu'ils sont neutres. C'est masqué, ils expliquent qu'ils sont pragmatiques, qu'ils veulent éviter que le ministre fasse des bétises.

Ce peut-il qu'ils soient sincères dans l'idée qu'ils promeuvent avant tout un pragmatisme ?

Certains comprennent qu'il y a un sujet mais profitent du vide politique. D'autres ne comprennent pas du tout. Ces derniers jours, certains m'appellent pour me dire que "je n'ai rien compris". Pas que j'ai tort, que je n'ai pas compris ce qu'ils font.

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On sent de façon sous-jacente une certaine défiance des hauts-fonctionnaires à l'encontre des politiques.

Oui, quand le ministre n'est pas haut-fonctionnaire et qu'il n'est pas un poids lourd, il est intellectuellement méprisé. On parle souvent de la défiance du peuple à l'égard des élites, mais il y a aussi une défiance des élites à l'égard du peuple. Car le ministre, c'est le représentant des citoyens. Aujourd'hui, les élites se méfient du peuple, de la démocratie.

Vous évoquez le cas de Ramon Fernandez, patron du Trésor sous Sarkozy, aux idées très libérales, resté en poste sous Hollande. Cette incapacité à changer les têtes, comment l'interpréter ?

C'est le jeu des réseaux. Certains font partie de réseaux très puissants. Concernant Ramon Fernandez, je crois aussi qu'il n'y avait pas d'accord entre l'Elysée, Matignon et Bercy pour le changer.

Sous la cinquième République, quand il n'y a pas d'accord, c'est l'Elysée qui tranche, non ?

Oui, ce serait logique, mais sous Hollande, je peux vous dire que l'Elysée n'avait pas gain de cause sur tout. Certains diplomates me racontaient qu'ils ne respectaient que moyennnement leurs interlocuteurs de l'Elysée en réunion. C'est une question de leadership, de vision que vous proposez, ou pas.

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Pourquoi les politiques paraissent-ils souvent avoir la main qui tremble au moment de remercier un haut-fonctionnaire, alors que ça ne va rien leur coûter électoralement ?

Je pense qu'au bout d'un moment, ils sont plongés dans un milieu, ils vont dans des dîners en ville, ils n'ont pas envie de se fâcher avec les gens avec lesquels ils vivent. Tout simplement.

On a parfois l'impression que les hauts-fonctionnaires que vous décrivez s'intéressent plus à leur carrière qu'à l'intérêt général.

C'est vrai, mais je crois qu'ils ne sont pas comme ça au départ. Leur action perd de son sens peu à peu, alors ils se recentrent sur leur carrière. C'est le système qui veut ça.

A vous lire, certains semblent se vivre comme les représentants d'une aristocratie.

Dans le dernier livre de Todd, il y a des choses que je trouve excessives, mais j'aime bien son expression d'"aristocratie stato-financière". C'est un peu ça. Car une partie des hauts-fonctionnaires pantouflent dans les banques, la finance, sans en assumer les risques. C'est pour ça que j'ai proposé au président Hollande, dans une note de janvier 2016, d'obliger les hauts-fonctionnaires qui vont dans le privé à démissionner.

Y'a-t-il d'autres réformes qui vous paraissent incontournables ?

Au départ, j'étais pour supprimer les grands corps. Mais peut-être qu'il faut affiner cette mesure, car être au Conseil d'Etat ou à l'Inspection des finances, ce n'est pas le même métier. Ce qui est sûr, c'est qu'il faut casser le fonctionnement en réseau. C'est ça qui étouffe la créativité et stérilise les bonnes volontés.

Malgré votre témoignage, qui suit quelques autres, il ne se passe rien. Pourquoi ?

Parce que c'est un sujet complexe, qu'on laisse aux spécialistes... hauts-fonctionnaires. Et on soupçonne les politiques de vouloir se défausser, ce qui est parfois vrai. Il faut que ce soit les citoyens qui se saisissent du sujet.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne