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Barock'n'roll

Marc Almond, Benjamin Biolay ou Carl Barât au casting d'un opéra. Et pourquoi pas ? Le Théâtre du Châtelet n'en est pas à son coup d'essai, côté mélange des genres. Cette fois, c'est un chef-d'oeuvre de Monteverdi qui est revisité. Ou comment "Le Couronnement de Poppée" est devenu "Pop'pea", guitares électriques et batterie comprises.

Par Yann Plougastel. Photos Agnès Dherbeys

Publié le 25 mai 2012 à 11h52, modifié le 05 novembre 2012 à 10h14

Temps de Lecture 7 min.

L'AFFAIRE MÉRITE QU'ON Y PRÊTE ATTENTION... D'un côté, vous avez Claudio Monteverdi (Crémone, 1567-Venise, 1643), héritier de la Renaissance, inventeur du théâtre musical qui deviendra l'opéra moderne, avec son mélange shakespearien de tragique et de bouffon, et compositeur révolutionnaire d'Orfeo (Orphée, fable en musique) puis de L'Incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée), où, pour la première fois, dans le domaine lyrique, le sentiment a déterminé la forme, l'instrument se mêlant à la voix, mot et son ne faisant plus qu'un. De l'autre, vous propulsez Carl Barât, belle gueule frappadingue du rock d'outre-Manche, Benjamin Biolay, mélodiste hexagonal hors pair, Marc Almond, pop star décadente dont on n'a pas oublié le Tainted Love, Peter Howard, le dernier batteur des Clash, Valérie Gabail, pétulante soprano baroque pas diva pour deux sous, Fredrika Stahl, sylphide chanteuse suédoise de jazz, sans oublier deux ou trois rappeurs tendance borderline... Et, au milieu, vous mettez Jean-Luc Choplin, ci-devant big boss du Théâtre du Châtelet depuis 2004. Un homme énergique et volubile, qui s'évertue à vouloir "ouvrir les frontières, décloisonner, faire tomber les murs" pour donner à de jeunes artistes d'aujourd'hui la possibilité de se confronter à l'opéra, afin d'y "mettre le feu et d'en élargir le public". Résultat ? Après une Flûte enchantée à la mode sud-africaine et un Monkey Journey to the West – une légende chinoise revisitée par Damon Albarn –, notre démiurge vibrionnant a décidé, vieux rêve surgi voici trente ans lors d'un concert à New York, de transformer Le Couronnement de Poppée en un opéra pop-rock...

Quoi de plus contemporain en effet que le dernier chef-d'oeuvre de Monteverdi, furieuse "Sardanapale" autour du sexe, du pouvoir, de la mort et de l'absence de morale ? Créé au Teatro Santi Giovanni e Paolo de Venise, fin 1642, sur un livret écrit par Francesco Busenello d'après Les Annales, de Tacite, il retrace un des épisodes les plus douteux de l'Antiquité romaine. L'empereur Néron, psychopathe sensuel et tyrannique, a décidé d'élever au rang d'impératrice sa maîtresse, la perverse Poppée, "patricienne de naissance mais dotée d'une âme de courtisane", qui use – et abuse – de ses charmes afin d'arriver au sommet. Pour parvenir à ses fins, Néron ne va pas hésiter à répudier et à chasser de Rome sa première épouse, Ottavia, à pousser au suicide son précepteur, le philosophe Sénèque, et à bannir Othon, le mari de Poppée... Mais Néron n'est pas le seul malfaisant dans cette histoire, où tout le monde trahit tout le monde. Femme cruelle, femme érotique, femme de l'ombre, Poppée qui, pour ne pas vieillir, se plonge quotidiennement dans une baignoire remplie du lait de cinq cents ânesses, écarte sans pitié ceux qui gênent son ascension. Ottavia, l'épouse bafouée, convainc Othon, le mari trompé, de tuer Poppée en se déguisant en Drusilla, qui n'est autre que sa nouvelle maîtresse... Et ainsi de suite. Résultat : "Sex in The City" au pied de l'Aventin.

Petit problème. La version initiale (celle dite de Venise, car l'autre, dite de Naples, ne serait pas de Monteverdi) dure plus de quatre heures et contient force personnages secondaires. Ian Burton, écrivain, poète, dramaturge, metteur en scène et, par ailleurs, habitué du Châtelet (la récente adaptation de My Fair Lady, c'est lui), se chargea de réduire tout cela à une heure trente, de simplifier l'intrigue, d'éliminer un certain nombre de protagonistes, de transposer le passé en termes contemporains, tout en respectant la structure de l'oeuvre. Seule entorse : les récitatifs ne sont plus chantés mais dits. Ce qui risque de heurter ceux pour lesquels l'opéra, par définition, doit être chanté de bout en bout... Deux musiciens, l'Américain Michael Torke et l'Anglais Peter Howard, s'occupèrent d'adapter aux guitares électriques, aux synthés et autres instruments électroniques une vingtaine d'airs, qu'ils habillèrent de sons lancinants, de boucles et d'harmonies proches des groupes de Bristol comme Massive Attack ou Alpha, avec quelques digressions hip-hop. Monteverdi le baroque s'est-il coulé sans anicroche dans ces nouveaux oripeaux "ambiants" ? "All right", précise Peter Howard, batteur très technique, doté d'une formation classique, qui se revendique de Captain Beefheart, un des compagnons de route de Frank Zappa. "Le rock est très limité et joue sur l'émotion. Du coup, pour transposer la violence, la verdeur et l'aspect très sexuel de l'oeuvre de Monteverdi, nous nous sommes inspirés à la fois de Joy Division, le groupe de Ian Curtis, et du compositeur post-moderne Michael Nyman, qui a souvent travaillé avec le réalisateur Peter Greenaway. Sur la partition de Poppée ne figurent que deux portées, l'une pour le chant, l'autre pour la basse continue... A partir de cette ligne mélodique, nous avons pu improviser. L'idée n'est pas d'effectuer une simple photocopie avec une orchestration rock mais de replacer Poppée dans notre temps, en réalisant une véritable hybridation avec la culture populaire", explique-t-il... Sacré pari !

ENSUITE ? ELÉMENTAIRE. Il suffit de rassembler un metteur en scène d'opéra, l'Italien Giorgio Barberio Corsetti, un vidéaste nantais, Pierrick Sorin, enfant de Méliès et de Tati, un styliste allumé, Nicola Formichetti, directeur de création chez Thierry Mugler, directeur mode de Lady Gaga... De laisser s'agiter un peu ce beau monde ; pour mettre un peu de logique là où il n'y en a pas et réussir à bâtir une trame dans un récit narratif non pas fondé sur un enchaînement d'actions mais de sentiments... Puis de proposer à des voix venues du rock (Marc Almond, Carl Barât, Benjamin Biolay...) et du baroque (Valérie Gabail) de rejoindre l'aventure.

Au début du mois de mai, démarrage des répétitions. A Montreuil (Seine-Saint-Denis). Au bout d'une rue sans charme. Dans un immense hangar de guingois. Choplin avoue son angoisse. Barât-Néron, couronne en carton sur la tête, tatouage des Libertines – le groupe qu'il formait avec Pete Doherty – au bras, a mal à la gorge. Biolay-Othon bute sur son texte et tombe de haut lorsque Anna Madison, l'interprète très bimbo de Drusilla, lui colle une main aux fesses. Carl Barât, avec qui il a travaillé sur son précédent album, a suggéré son nom pour remplacer le chanteur de Cocoon prévu initialement. Gabail-Poppée, juchée sur des talons de treize centimètres, fouet à la main, très domina, voix descendue à l'octave, pense que Poppée est un mélange de Carla Bruni et de Wallis Simpson, la duchesse de Windsor. Almond-Sénèque, so british, pépin sous le bras, yeux maquillés, légère brioche de buveur de bière, surgit au moment où on ne l'attend plus. Et entame illico la scène de la mort du philosophe stoïcien. Debout dans une sorte de baquet recouvert d'un sac-poubelle, il chante d'une voix impeccable, sans l'ombre d'une hésitation, altier et précis : "La mort est une brève angoisse ; un soupir vagabond quitte le cœur où il est resté pendant des années."

Sorin, fébrile, court dans tous les sens, fixant des écrans vides et des parterres de fleurs en plastique : "Les codes de l'opéra me semblent ridicules, alors je les pousse à l'extrême pour que cela devienne drôle. On est encore en pleine anarchie, mais à la fin tout va se résoudre grâce à la cohésion et à l'énergie de tous." Fredrika Stahl-Ottavia, craquante, noble, blessée, blême, promène sa longue silhouette déliée sur le plateau vide, cherchant ses marques sur le sol. Corsetti, le metteur en scène, passe de l'anglais au français pour donner quelques indications de jeu à des acteurs qui n'en sont pas : "Tu vois, il y a un petit peu d'ironie là-dedans. La situation le dépasse mais il a néanmoins un regard dessus." Les jeunes gens du chœur miment une orgie. Les filles sont belles, les garçons mignons. Biolay lâche : "Il y a un côté barbare dans cette histoire : il faut se jeter à l'eau." Ses opéras préférés ? Don Giovanni, La Tétralogie, Les Troyens, Turandot. Gabail confesse : "Tout est multiplié par cent avec des personnalités comme Carl ou Marc, par rapport au monde classique... Cette musique déplace le centre de gravité. Elle ne corsette pas la façon de chanter. On s'y sent libre. Les réflexes habituels n'existent plus." Lors de ses duos amoureux avec Barât, elle n'hésite pas à l'embrasser à pleine bouche et accepte d'être violemment repoussée puis rouée de coups de pied... Cela tâtonne encore. Les airs ont du mal à tomber juste sur une musique lancinante au parti pris extrême. "Il faut que nous arrivions à faire oublier Monteverdi et ne pas donner l'impression qu'il a été dénaturé", s'enflamme Biolay. Barât reconnaît que son ami, le très destroy Pete Doherty, aurait également campé un excellent Néron, mais on le sent en même temps emporté par ce drôle de challenge : bousculer l'opéra, ce truc qu'il a toujours considéré comme bourgeois et auquel il a toujours été imperméable... Et il rit en articulant soigneusement la dernière phrase que Néron aurait prononcée avant de mourir : "Quel artiste périt avec moi !"

Les deux actes sont encore loin d'être calés. Il y a du flottement. Peu importe. On perçoit sur le plateau une telle envie collective de réussir ce pari insensé qu'on n'est pas vraiment inquiet. "Ce qui fait la différence entre les gens, ce n'est pas le talent, chose très répandue, mais la persévérance et l'obstination", disait François Mitterrand... Verdict le 29 mai, vers 20 heures.

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