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Le fantasme de l'opéra

En finir avec la logique de domination.

Publié le 06 janvier 2012 à 09h50, modifié le 06 janvier 2012 à 09h51 Temps de Lecture 3 min.

Peu avant les vacances scolaires, j'ai été invité à Savoir en liberté, une initiative du Lycée Le Corbusier d'Aubervilliers. Partant du principe que la culture doit être accessible à tous, Catherine Robert, professeur de philosophie inventive, a mis en place depuis quelques années plusieurs cycles de conférences pour ses élèves de Seine-Saint-Denis, où mathématiciens, musiciens, égyptologues, architectes, philosophes, astrophysiciens... présentent tout au long de l'année leurs activités.

Mon intervention clôturait un premier cycle sur le langage. Au détour d'une question est apparu un personnage fantasmagorique, celui de "l'ingénieur parisien qui fréquente l'opéra tous les jours". Je reprends les termes de plusieurs lycéens qui opposaient cet homme cultivé à eux, jeunes de banlieue, qui n'auraient pas de culture. Ni "peu" ni "insuffisamment" ; pas du tout. Il y avait dans ce déni une double vision contradictoire.

D'abord, le regard des jeunes sur eux-mêmes, aveu d'un terrible complexe d'identité. La première question qui m'a été posée était à ce titre symptomatique : pourquoi avez-vous accepté de venir ? Comme si un écrivain n'avait rien à faire dans leur banlieue, alors même que j'en suis issu, que j'y vis et que j'écris sur ce sujet. Une personne sans culture, ça n'existe pas, leur ai-je dit. Les élèves ont forcément un savoir, une histoire, des origines, des traditions... Reprenant au bond l'exemple de l'opéra, je soulignais qu'eux aussi écoutent de la chanson et, sans doute, peu ou prou la même que ceux des jeunes Parisiens de leur âge, plus enclins à se balancer aux rythmes du rap, par exemple, que de l'opéra.

De cette vision complexée de soi naît, par compensation, la seconde, sublimée. Celle de l'autre, "l'ingénieur", comme si tous les Parisiens l'étaient et comme si tous les ingénieurs étaient férus d'opéra. Cet homme aurait tous les avantages sur eux lors d'un entretien d'embauche dont il aurait les codes qu'eux ne possèdent pas. Aussi leur ai-je glissé que, d'après mon expérience d'ancien analyste financier dans une société de bourse, le lundi matin dans les machines à café, les cadres supérieurs commentaient plus volontiers le match de football de la veille que l'opéra qu'ils n'ont pas vu !

Quand bien même l'élève d'Aubervilliers rencontrerait un amateur d'opéra, il n'aurait aucune honte à nourrir à face à lui. Après tout, il est possible d'être imperméable aux charmes de l'opéra. Il existe même de mauvais opéras ou des opéras mal interprétés. La culture d'un jeune de banlieue n'est pas une honte à cacher, elle peut au contraire être un vecteur de partage. Le rap, par exemple, a certes germé en banlieue mais les derniers concerts de NTM à l'Olympia ont probablement réuni plus de "bobos" parisiens que de Banlieusards. La culture se diffuse et pas seulement dans un seul sens.

L'opéra, comme facteur de différenciation, voilà un beau fantasme. Il est représenté dans "Intouchables". A la fin, Driss/Omar Sy écoute de la musique classique que lui a fait découvrir Philippe/ François Cluzet. La "grande musique" a imposé sa loi. De même, beaucoup d'élèves d'Aubervilliers disaient rêver d'assister à un opéra. Vraiment ? Eux qui regardent volontiers le football à la télévision savent-ils que des opéras passent régulièrement sur Arte ? Qu'il existe des places d'opéra à 5 euros, moins chères qu'au stade ? Le sachant, iront-ils fiévreusement à la prochaine représentation de l'Opéra Bastille ? Probablement pas, car ce n'est pas tant le contenu – l'opéra en soi – que sa représentation – les ors supposés d'une certaine caste – qui attire. Ce fantasme se fonde sur le sentiment de dépossession et, pire, d'impossibilité.

Comme tout fantasme, il n'est pas voué à se réaliser car, comme l'a écrit Lacan "l'objet du désir, au sens commun, est, ou un fantasme qui est en réalité le soutien du désir, ou un leurre". De ce fantasme ou de ce leurre naît la plus dangereuse barrière qui soit : celle qu'on se fixe à soi-même. Ainsi se noue un lien de domination paradoxal et ambigu, ni voulu ni subi mais intégré, où la bride est tenue par le dominé ou celui qui se pense comme tel.

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