L''OBSESSION DES GENS AUJOURD'HUI DANS LES ENTREPRISES : être dans la boucle. Ils le clament sur tous les tons, ils le réclament (en boucle). Implorant : "Tu me mets dans la boucle, hein ?" Agacé : "Merci de ne pas oublier de me mettre dans la boucle." Hypocrite : "Ah bon, tu n'es pas dans la boucle ?" Aigri "J'aurais quand même aimé être dans la boucle." Désabusé : "Ça ne coûtait rien de me mettre dans la boucle." Désespéré : "Laissez-moi dans la boucle SVP." On comprend tout de suite que cette boucle est un lieu magique, un espace privilégié. Il faut y être, en être. Et y rester. Bien sûr, à première vue, la boucle est tout simplement la liste de destinataires directs ou "en copie" de nos courriels d'information ou de convocation aux réunions. Mais elle constitue un enjeu majeur, dirait-on. Pour le récepteur, certes, mais aussi pour l'émetteur.
On distingue deux types de "boucleurs". Il y a ceux qui mettent tout le monde, trop de noms dans la boucle de leurs notes. Pour se couvrir, se garantir, être certain que tout le monde soit au courant de ce qu'ils font, de ce qu'ils ont "initié", de leurs (bonnes) idées. Sécuriser un espace aussi. J'étais là avant. La boucle, c'est un peu les limites de son carré dans la cour de récré ou la table de cantine qu'on a repérée avant les autres. La boucle pour ce genre de personnage est vaste, peuplée de gens importants, beaucoup de chefs dont on veut être bien vu, et de collègues qu'on veut "mouiller" (impliquer) ou maintenir à bonne distance ("Je t'envoie ça juste pour info"). Plus ceux qu'on ajoute "en copie cachée", les patrons souvent. C'est un peu la grande boucle, comme disent les amateurs de la petite reine - dont les boucles en juillet sont coiffées aux couleurs d'apéritif anisé.
ET PUIS IL Y A LES COINCÉS DE LA BOUCLE. Ceux-là limitent au strict minimum leurs listes de destinataires ; à ceux qui sont concernés directement, sans plus, sans "partager" (mot en vogue) avec les autres, autour, qui pourraient être intéressés. Ces empêchés de la boucle ont souvent un problème avec le pouvoir. D'où les réponses pincées des évincés de leur communication : "J'ai appris par hasard que (...)", "J'aurais apprécié d'être dans la boucle." Ou encore : « Je voudrais bien savoir pourquoi je ne suis pas dans la boucle."
Il faut reconnaître qu'on est bien quand on est "dans la boucle". La boucle a un côté rond, agréable, confortable. Elle évoque la boucle de cheveux - qu'on ne coupe pas en quatre - de Boucle d'Or. Ou la boucle d'un fleuve (est-ce pour cela qu'on dit "être au courant" ?). On se protège, on est protégé, comme par... un bouclier. Le mot "boucle" vient, rappelons-le, du latin buccula, diminutif de bucca (la joue) qui, chez les auteurs romains, désignera la bosse du bouclier, sa partie centrale, puis l'anneau par lequel on tient le bouclier (derrière sa bosse) et celui qui attache le casque au menton. On le voit la boucle est bien protectrice, beaucoup plus que la froide et inquiétante liste. "Je veux être sur la liste" - mis à part aux élections - est une revendication moins immédiatement chaleureuse.
Mes collègues rédacteurs en chef qui travaillent au quotidien Le Monde (car je me flatte d'avoir des collègues au Monde) ont, eux, une autre obsession, qu'ils assènent en boucle, comme les boucles d'un programme qui répètent des instructions chaque jour : que le journal boucle à l'heure. Cette grande affaire, à la minute près, rappelle que "boucler" signifie aussi "fermer". Au Monde, à 10 h 30, on boucle, on ferme les pages et on les envoie. Nos confrères américains, on le sait, parlent de deadline. Ils disent aussi putting the paper to bed - mettre au lit. On boucle, on borde et on envoie aux rotatives. La boucle est bouclée. Je la boucle.
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