Avec les stars du châabi

"El Gusto" réunit dans un film, un disque et une série de concerts les maîtres juifs et musulmans de la musique populaire d'Alger. Reportage.

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Maurice el-Medioni applaudit l'orchestre
Maurice el-Medioni applaudit l'orchestre "El Gusto", lors d'un concert à Marseille, en 2007. © Sipa

Temps de lecture : 4 min

"Écrivez-le bien, écrivez-le : Safinez a été un don du ciel. Elle nous a fait revivre, elle est partout à la fois, c'est une espèce de papillon." On l'écrira, donc. Et on constatera, à suivre quelques heures d'une ultime répétition fébrile, que l'image va diantrement bien à la jeune femme : Safinez Bousbia, 30 ans, principal auteur du miracle El Gusto.

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Celle qui a réuni sur scène et sur écran les maîtres juifs et musulmans de la musique châabi ("populaire") algéroise, grandis ensemble dans la casbah et séparés par la guerre puis l'exil des années soixante. Un papillon, c'est vrai, qui court de la salle au plateau, des ingé son aux éclairagistes, mène par la main l'un des chanteurs jusqu'à sa chaise, esquisse un pas de danse, orchestre la mise en scène, plus juvénile encore, dans son pull aux manches tirebouchonnées, d'être ainsi entourée de son peuple de grands-pères.

Avant la sortie au cinéma mercredi de son documentaire, deux soirs de concert ont été organisés au Grand Rex, à Paris. Dans les loges, quelques heures avant le boeuf du soir, on se prépare en tapant dans une corbeille de fruits secs et en se racontant le passé. Déjà en grande tenue (costume noir, cravate rose pâle, pochette impeccable), Rachid Berkani, "75 ans et demi", accueille le visiteur avec une gentillesse insondable et un sourire qui s'embue lorsqu'il reprend : "C'est elle, Safinez, qui a transformé ce que nous avions vécu en histoire."

Celle-ci a des airs de conte : une jeune femme, venue visiter sa ville natale d'Alger, s'éprend d'un miroir au-devant d'une échoppe. Elle y entre, pour n'en sortir que plusieurs heures plus tard, transformée : Safinez Bousbia vient de rencontrer Mohamed el-Ferkioui, accordéoniste en son temps, qui lui a raconté les grandes heures du châabi dans la classe du maître el-Anka, et comment les camarades se sont éparpillés, après la guerre, de part et d'autre de la Méditerranée. Pendant huit ans, Safinez Bousbia luttera pour reconstituer l'orchestre et tourner un documentaire, El Gusto, qui en raconte la renaissance.

Déchirer la page

Car si le châabi ne s'est jamais éteint, il a diablement souffert de la double blessure de l'exil et des années de plomb du terrorisme. "Les artistes étaient très visés, très menacés", témoigne Rachid Berkani, qui fut pendant 38 ans chef d'orchestre à la radiotélévision algérienne. "On n'avait pas le coeur à chanter, on s'est retirés", ajoute Abdelkader Chercham, 65 ans, joueur de mandole et professeur au conservatoire d'Alger.

"Mais aujourd'hui, chaque année, à la rentrée du conservatoire, il y a une foule de jeunes gens qui s'inscrivent, souligne-t-il. Des deux côtés, filles et garçons ! La relève est assurée." Jamais morte, donc, jamais vraiment concurrencée non plus, pas même par la vogue du raï, cette musique qui mêle les accents andalous à la tradition berbère et chante les souffrances du peuple, ses joies, les paysages, le jasmin et l'exil. "Grâce à Dieu, l'Algérie va mieux, assure Rachid. Désormais il faut non pas simplement tourner la page, mais la déchirer."

La déchirer ? La tâche est ardue. Paul Sultan, pianiste et chanteur né en 1963 de parents juifs pieds-noirs, le reconnaît. Chez lui le châabi a si bien pris racine qu'il l'a étudié à Paris avec Reda el-Djilali, maître du genre et élève d'el-Anka. El Gusto l'enthousiasme, évidemment, mais il n'imagine pas pour autant - pas tout de suite - revenir sur la terre de ses parents. "Peut-être quand la situation sera plus propice, glisse-t-il. Je n'ai aucune réticence, bien au contraire. Mais cela demanderait, je crois, une meilleure conjoncture."

Le grand Maurice el-Medioni, 83 ans, pianiste, hésite lui aussi. Juif algérien, né à Oran et exilé en 1961 - "quand les choses ont tourné au vinaigre" -, il a contribué à moderniser le raï et conservé sa vie durant un répertoire mi-oriental, mi-andalou. "On m'a souvent invité, je n'ai jamais donné de réponse positive. Mais j'espère que maintenant, avec El Gusto, je pourrai retourner sur la terre où je suis né."

Le pari est tenu

Le rêve, le vrai, serait bien sûr de pouvoir donner à Alger la blanche le concert du Grand Rex. Albert Darcel, distributeur du film pour UGC Ph, le dit comme il évoque, rapidement, les difficultés rencontrées par Safinez Bousbia lors du tournage, face à un ministère de la Culture algérien manifestement sourd au projet. "Il semble, dit-il, que les autorités n'apprécient pas que soit rappelée cette histoire, ni que les musiciens racontent le temps où ensemble ils faisaient la bringue et allaient voir les belles filles..."

Résultat : le film peine encore aujourd'hui à être diffusé en Algérie ; le Maroc, en conséquence, se montre également réticent. En attendant, c'est la Belgique qui, après la France, recevra l'orchestre. L'idée de produire en même temps le documentaire, un disque et des concerts, c'est le distributeur qui l'a eue, convaincu qu'il était dès l'origine que le projet ne vivrait pleinement qu'à n'être pas "communautaire".

À voir l'immense salle du Grand Rex pleine, ce soir-là, on ne doute pas que le pari soit tenu : toutes les générations sont là, des Pieds-Noirs, des Algériens, des immigrés de la ixième génération et des "Français de France" comme les appelle Robert Castel, à qui un rabbin et un muezzin souhaitent ensemble la bienvenue. Au premier mot, les youyous fusent ; à la deuxième chanson, le balcon est debout. À l'avant-dernière, Mohamed el-Ferkioui, le génie du miroir, bonnet sur la tête, abandonne son accordéon et se met à danser. En coulisse, le "papillon" veille.


REGARDEZ la bande-annonce d'El Gusto :


Commentaire (1)

  • cocorico

    Il n'y a aucun problème entre Algériens et juifs d’Algérie toutes générations confondues il sont les bienvenus dans leur pays d'origine.