Pierre Bergé : "Gréco, une femme d'exception !"

La grande dame de la chanson française souffle ses 85 bougies. Gainsbourg, Ferré, Brel, Brassens, Trénet disparus, Juliette Gréco est la dernière survivante de l'âge d'or de la variété française. De cette époque où les textes comptaient autant que la musique, de cette ère où les paroliers s'appelaient Vian, Prévert, Aragon ou Queneau. Pierre Bergé fit la connaissance de l'interprète de "Jolie môme" par l'entremise de Françoise Sagan. L'homme de conviction et d'engagement avait trouvé son alter ego. Leur amitié est aussi solide que discrète. Pour les 80 ans du co-fondateur de la maison Saint Laurent, ses invités eurent le privilège, l'année dernière, d'entendre Juliette Gréco interpréter trois chansons. Elle le fit simplement, sans effet, ni tapage, en conjuguant l'élégance, la grâce et la simplicité. Pour Le Point.fr, Pierre Bergé revient sur le parcours de la muse de Saint-Germain-des-Prés.

Le Point.fr : En 60 ans de carrière, Juliette Gréco s'est imposée comme une figure emblématique de la chanson française. Un parcours marqué par son engagement politique. Que retenez-vous le plus ?

Pierre Bergé : Les deux sont indissociables et se sont nourris l'un l'autre. Juliette est une artiste de grand talent, c'est incontestable. Mais elle est aussi une femme d'exception guidée par ses convictions et ses engagements. Toute sa vie parle pour elle. À l'instar de Danielle Mitterrand, son destin est marqué par une fidélité absolue à ses valeurs. Elle n'a jamais dévié de la ligne de conduite qu'elle s'est fixée et c'est ce qui fait sa force. Il n'est pas possible de retenir quelque chose en particulier de son parcours tant il est vaste, complexe et beau. Ce qui reste, c'est un ensemble, un engagement total. Juliette Gréco est une femme entière. Elle n'est pas simplement une chanteuse, elle a su jouer sur un autre registre qui l'a emmenée dans une autre dimension.

Laquelle ?

Rendez-vous compte, elle a été proche de Maurice Merleau-Ponty, de Jean-Paul Sartre, de Jean Cocteau et bien d'autres encore. Ce n'est pas n'importe quoi ! Elle a fait preuve d'une force de caractère rare : elle a choisi ses amis, ses interlocuteurs et, chose rare, cela a été réciproque. Son ego et son audace ont séduit tous ceux qui l'ont côtoyée. Juliette Gréco est une femme qui pense, elle est violemment de gauche et n'est dupe de rien. Son authenticité séduisait, c'est certain. Beaucoup de ceux qui l'ont fréquentée retrouvaient en elle une audace et une révolte qu'ils n'avaient peut-être pas. À l'époque, cela ne laissait pas indifférent. Alors aujourd'hui...

En quoi Juliette Gréco se démarque-t-elle justement des artistes de la génération actuelle ?

Aujourd'hui, les gens et notamment les artistes sont désintéressés de tout, y compris de la chose sociale. Ils pensent à leurs carrières, à leurs ventes, à leur célébrité, etc. Les rêves ont disparu de l'espace public. Or je pense que la nécessité d'utopie est capitale. Juliette Gréco l'a compris depuis toujours et elle s'y est toujours tenue. Notre époque est désabusée par tout. Ce n'est pas parce qu'on est sûr de ne pas arriver quelque part qu'il faut renoncer à y aller. Sinon c'est décider de perdre. Et Juliette Gréco n'a jamais envisagé cela.

Pourtant, sa vie n'a pas toujours été rose...

Justement ! C'est ce qui fait la beauté de son parcours. Juliette Gréco est une Antigone, un personnage de La Machine infernale (pièce de théâtre de Jean Cocteau, NDLR). Sa vie a été rythmée par les drames d'une tragédie grecque avec toute la violence et le rejet que cela comporte. Dès son enfance, elle a tenté de capter l'attention d'une mère qui la délaissait. Ça a fait d'elle une femme révoltée dès le plus jeune âge.

Une révolte qu'elle a mise au service de la cause des femmes ?

Bien sûr ! Juliette Gréco a été une avant-gardiste dans ce domaine. Pourtant, les débuts ont été très violents. Dans une France de l'après-guerre très puritaine, la liberté dont Juliette Gréco faisait preuve était très mal vue. Sa force de caractère l'a amenée à toujours tout assumer. Son âge, ses aventures amoureuses, ses différents amants, etc. Elle a tout de même vécu une histoire d'amour passionnée avec Miles Davis ! Un musicien noir et une chanteuse blanche... Ensuite, dans les années 1950, le vent a tourné grâce à des femmes comme Françoise Sagan, Marguerite Duras ou Simone de Beauvoir qui ont épousé la même cause. À l'époque, elle n'était pas seule. Aujourd'hui... À part Stéphane Hessel et Edgar Morin, je ne vois personne qui cultive cet état d'esprit.