Montreux (VD): la photo qui fragilise la thèse du suicide collectif

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EnquêteMontreux (VD): la photo qui fragilise la thèse du suicide collectif

Les cinq membres de la famille française auraient sauté les uns après les autres du 7ème étage. C’est la piste privilégiée par le procureur et la police cantonale.

Evelyne Emeri
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Evelyne Emeri
Jeudi 24 mars, il y a tout juste une semaine, les cinq ressortissants français – le père, la mère, sa jumelle, la fillette du couple et son frère aîné – tombaient du balcon situé au 7ème étage de cet immeuble de l’avenue du Casino à Montreux.

Jeudi 24 mars, il y a tout juste une semaine, les cinq ressortissants français – le père, la mère, sa jumelle, la fillette du couple et son frère aîné – tombaient du balcon situé au 7ème étage de cet immeuble de l’avenue du Casino à Montreux.

lematin.ch/Sébastien Anex

À 8 ans, une petite fille, même endoctrinée et sous l’emprise d’adultes, peut-elle monter sur un escabeau pour enjamber la rambarde du balcon et sauter dans le vide d’une hauteur d’environ 25 m, sans pleurer, sans crier? L’instinct de survie s’éteint-il à ce point, même mû par une force supérieure dont nous ne savons rien, par une dépendance suprême? Quid du danger, de la peur, quelle que soit la configuration familiale, isolée, recluse, survivaliste, complotiste, sectaire? Même question pour son frère, âgé de 15 ans, unique rescapé qui lutte, plongé dans le coma. Qui des deux parents et de la jumelle de la mère était le grand ordonnateur de ce que l’on peut, de ce que l’on doit qualifier de tuerie? Qui s’est suicidé? Et qui a été poussé au suicide?

L’improbable déclencheur

Pour le ministère public et les forces de l’ordre, les premières conclusions de l’enquête «laissent supposer que toutes les victimes ont sauté du balcon les unes après les autres jeudi 24 mars peu avant 7h dans un intervalle de 5 minutes». Volontairement. Et c’est donc la thèse du suicide collectif qui est retenue par les enquêteurs à ce stade des investigations. Comme si, en file indienne, dans un silence religieux et convenu par tous, les cinq ressortissants français - les enfants y compris - s’étaient exécutés par crainte d’une intrusion dans leur huis clos de deux gendarmes qui frappaient à la porte. Deux agents venus cueillir le papa qui s’opposait aux contrôles en lien avec la scolarisation à domicile de son fils. Pourquoi vouloir en finir subitement, alors que la famille se préparait à tenir un siège (ndlr. stock de marchandises accumulé) dans son 5 pièces du 7ème étage depuis des mois?

Au bas de l’immeuble, des fleurs, des bougies, des peluches, des mots en français et en arabe sont déposés là où quatre des cinq membres de la famille ont perdu la vie dans des circonstances effroyables.

Au bas de l’immeuble, des fleurs, des bougies, des peluches, des mots en français et en arabe sont déposés là où quatre des cinq membres de la famille ont perdu la vie dans des circonstances effroyables.

lematin.ch

L’image invisible

Un suicide collectif, donc. Avec deux enfants lobotomisés, donc. La scène de crime ou de massacre, personne ne veut la voir et tout le monde veut l’avoir, les médias en tête. Cette scène a bien été figée. La photo existe. Au-delà de sa brutalité et de sa noirceur, elle interpelle. Et jette un gros doute sur l’acte délibéré et commis en commun, privilégié par la justice et la police vaudoises. Cette photo, vous ne la verrez pas. Elle fixe à jamais les cinq corps qui gisent sur le bitume, les premiers urgentistes, médecins, ambulanciers, policiers, avant que les tentes blanches que nous savons ne soient dressées. 25 mètres de chute libre. Mieux une image que mille mots, certes. Vous n’aurez que les mots, choisis et factuels, pour décrire ce que raconte ce cliché. 

La scène qui parle

Au bas de l’immeuble de la famille, l’on aperçoit d’abord sur le trottoir le garçon de 15 ans, il est torse nu et porte un bas de pyjama. Une demi-douzaine de secouristes s’activent autour du jeune déposé sur une civière. Le palmier qui se trouve là aurait amorti sa chute. Près et contre ce même palmier, la mère et sa sœur jumelle (41 ans) d’origine algérienne, déjà recouvertes de couvertures de sauvetage: l'une d'elles est vêtue d’une djellaba noire. La petite de 8 ans est tombée bien plus en avant, sur la route qui descend au Casino de Montreux. Le père (40 ans) est encore plus loin, sa fillette à ses pieds: il est vêtu d’une chemise claire et d’un pantalon noir qu’il a sans doute enfilés quand la police a tambouriné à 06h15 (ndlr. mandat d’amener), en vain.

Le mutisme absolu

Qui a sauté? Qui a été poussé? Qui a été jeté? «Pas de trace de lutte. Aucune forme de contrainte. Pas d’intervention d’un tiers. Pas le moindre bruit ou cri en provenance de l’appartement ou du balcon», atteste la police cantonale. Et si ce mutisme absolu, en particulier celui des enfants qui glace le plus, était tout simplement dû au fait qu’ils dormaient, qu’ils ont été extraits de leur sommeil précisément pour être projetés par-dessus la balustrade? Les deux sœurs auraient basculé, aidées ou pas. Le papa se serait élancé en dernier dans le vide. Tous victimes des délires impulsifs et des dérives extrémistes d’un ou de plusieurs adultes qui panique(nt) à l’idée d’être confondus (ndlr. la petite et sa mère n’étaient pas inscrites à la commune). Pire, séparés.

L’insoluble énigme

Le Centre Universitaire Romand de Médecine Légale (CURML) a procédé aux autopsies. Le résultat des analyses toxicologiques est particulièrement attendu afin de déterminer si l’une ou l’autre des victimes a été éventuellement droguée, était sous médication, sous substances. La vidéosurveillance du Casino qui plonge littéralement sur la rue de la tragédie détient aussi à n’en pas douter une partie de la vérité, peut-être pas jusqu’au 7ème, là où tout s’est joué sur le balcon. Deux personnes nous ont dit «avoir vu des masses tomber», mais rien avant. L’énigme subsiste, entière. À moins que l’adolescent miraculé ne puisse s’exprimer un jour. Dire pourquoi et comment.

La mouvance religieuse

Sur la porte de l’appartement familial, ce médaillon et cette citation en anglais qui peuvent laisser penser que la famille faisait partie de l’église mormone.

Sur la porte de l’appartement familial, ce médaillon et cette citation en anglais qui peuvent laisser penser que la famille faisait partie de l’église mormone. 

lematin.ch

Reste cette fameuse inscription «Jesus is the reason for the season», suspendue au judas de la porte du logement. Une décoration pas si anodine et qui soulève un questionnement supplémentaire en regard des thèses complotistes et survivalistes suivies depuis le début de la pandémie par ces Français érudits. Cette citation fait-elle partie de la clé du mystère? Elle ramène en réalité à l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, autrement dit aux mormons. Qui croient en la résurrection, forment un tout parents-enfants indissociable et autorisent la bigamie. Étaient-ils des fidèles de cette église, active en Suisse romande? Nous n’avons trouvé personne pour nous répondre. Là encore, le témoignage du fils de la famille décimée sera précieux.

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