De l'usage des algorithmes dans la campagne

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Efficacité électorale contre vie privée : le combat des prochaines années.

Imaginez : vous vous réveillez, et vous découvrez qu’un rond rouge a été tracé sur votre porte. Vous regardez sur les portes de vos voisins, et c’est très étrange : certains ont ce même rond rouge, d’autres un rond gris, d’autres n’en ont pas du tout. Quelques minutes plus tard, dans votre boîte aux lettres, vous trouvez le prospectus d’un candidat à la présidentielle, qui vous est adressé personnellement. Il y aurait de quoi prendre peur… Eh bien c’est exactement ce qui est en train d’arriver virtuellement avec l’entrée en force des algorithmes dans les campagnes politiques. C’est la même chose, sauf que vous ne savez même pas qu’un rond rouge a été tracé sur votre porte (on va y revenir).

Certes, la constitution de base de données de sympathisants est presque aussi vieille que la politique. Mais on est en train de passer du stade artisanal au stade industriel. Peut-être avez-vous entendu parler de "Nation Builder", ce logiciel importé des États-Unis et déjà utilisé par Alain Juppé, Bruno Le Maire ou Jean-Luc Mélenchon.

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Nation Builder permet de recenser, puis de gérer les contacts. De les trier par âge, par centre d’intérêts, par profession, par degré de mobilisation (par exemple, est-ce que ce contact a déjà fait des dons ou pas). Cela permet ensuite de cibler les messages électoraux selon le profil de la personne. Soit les techniques du marketing appliqué à la politique.

Un autre logiciel, baptisé "50+1", utilisé notamment par Emmanuel Macron, permet lui de croiser la cartographie et les données publiques de l’INSEE. A quoi ça sert ? Tout bonnement à détecter les zones électorales prioritaires (celles qui correspondent sociologiquement à votre électorat, ou qui comptent un grand nombre d’abstentionnistes). Autrement dit, à rationaliser les opérations de porte-à-porte, grâce au croisement du big data - les données en grand nombre - et des algorithmes.

Cela pose une question démocratique, car ces outils tendent à recroqueviller la parole publique sur un camp politique. Ils permettent de parler à ses fidèles, ou à ses sympathisants. Il n'y a d'ailleurs pas de hasard si l'essor des algorithmes arrive en même temps que la généralisation du système des primaires.

Une évolution qui ne va pas sans poser des questions de vie privée…

Oui, car la masse de données qu’un internaute laisse traîner en ligne est impressionnante. Il suffit de les rassembler ces données pour dresser un portrait-robot, y compris politique, qui vous ressemble furieusement. L’équipe de Nicolas Sarkozy l’a bien compris. Cet été, elle a créé une application qui permet de détecter les sympathisants potentiels. Alors dit, comme ça, cela semble assez effrayant. Mais quand on se penche en détail sur cette application... eh bien oui, c'est assez effrayant.

En fait, l'application enregistre les signes d’intérêts pour la primaire de droite ou pour Nicolas Sarkozy. Par exemple si vous likez un des posts Facebook de l’ancien président, ou si vous retweetez un de ses tweets, l’application recherche des informations sur vous, et les recoupe, de manière automatique, grâce aux données qui existent en ligne : par exemple sur le site des pages blanches, sur votre cv numérique, etc. Elle dispose donc de vos informations, et sait où vous habitez. L’application s’appelle "Knockin", du verbe "to knock", frapper. Car le but est bien ensuite qu’une équipe de militants vienne frapper à votre porte et vous convainque de voter pour son candidat.

Il existe même, sur cette application, une carte qui géolocalise les personnes ciblées. Sur cette carte, un rond rouge signifie veut dire que la cible n’a pas encore été démarchée chez elle, un rond gris, cela veut dire qu’une équipe est déjà passée. Cette carte était même accessible à n’importe quel utilisateur qui téléchargeait l’application. Autrement dit vous pouviez voir si votre voisin était de droite. Ce n’est plus le cas : depuis une enquête du site Numérama, la carte n’est plus accessible directement.

Et que dit la CNIL, qui est censée veiller au respect de la vie privée ?

En 2012, elle avait émis des règles, un peu entre deux eaux : la collecte de données via internet est possible dans le cadre de l’activité politique, mais elle ne doit pas donner lieu à un démarchage sans accord préalable, comme le relève l’avocat Emmanuel Daoud sur Rue 89. Ce développement de la chasse numérique à l’électeur a de quoi interroger. La traçabilité, cette notion qu’on croyait impossible dans beaucoup de domaines (par exemple la consommation d’une entrecôte), devient extrêmement simple pour le militantisme. En poussant un peu, on craint le moment où vous serez identifié, recensé, catalogué dès qu’une idée de droite ou de gauche commencera à germer dans votre tête, façon Minority Report.

En attendant, avec ce relatif flou juridique, chacun des candidats essaye de tirer le meilleur parti de son fichier de sympathisants. Le fichier en politique, c'est un discret trésor de guerre, qui est conservé jalousement. Après la primaire de droite le 27 novembre, tous les candidats ont juré de se rassembler derrière le vainqueur, pour permettre ensuite sa victoire à la présidentielle.

Il y aura une manière simple de juger leur sincérité : ce ne sera pas la rapidité du ralliement, les trémolos dans la voix, ou la clarté du discours de rassemblement. Non, il suffira de vérifier si les candidats acceptent... de fusionner leur fichier de sympathisants.

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