Italian Conductor Riccardo Muti waits before the start of a concert in Oviedo, northern Spain  October 20, 2011. Muti will be awarded with the 2011 Prince of Asturias Award for Arts at a ceremony on Friday in the Asturian capital. The Prince of Asturias Awards are held annually since 1981 to reward scientific, technical, cultural, social and humanitarian work done by individuals, work teams and institutions. REUTERS/Felix Ordonez (SPAIN - Tags: ENTERTAINMENT SOCIETY)

Italian Conductor Riccardo Muti waits before the start of a concert in Oviedo, northern Spain October 20, 2011. Muti will be awarded with the 2011 Prince of Asturias Award for Arts at a ceremony on Friday in the Asturian capital. The Prince of Asturias Awards are held annually since 1981 to reward scientific, technical, cultural, social and humanitarian work done by individuals, work teams and institutions. REUTERS/Felix Ordonez (SPAIN - Tags: ENTERTAINMENT SOCIETY)

L'Express

En mars dernier, vous avez tenu un discours très critique pendant une représentation de Nabucco à l'Opéra de Rome, à l'occasion du 150e anniversaire de l'Etat italien. Vous avez exprimé votre "honte" de la politique culturelle du pays. Pourquoi un tel discours ?

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L'Italie est respectée dans le monde entier grâce au génie de ses grands artistes, Michel-Ange, Dante, Raphaël, Verdi, etc. Si tout cet héritage disparaît, les Italiens n'auront plus la mémoire de leurs racines. Et lorsque l'on oublie ses racines, on meurt. En ce qui concerne mon domaine, j'espère voir se développer une nouvelle organisation de la musique, pas seulement dans les théâtres lyriques italiens, mais aussi, pour commencer, à l'école. Le but n'est pas que chaque enfant joue d'un instrument, mais de faire en sorte qu'il puisse avancer dans cette forêt merveilleuse des sons et qu'il en tire profit pour sa propre vie. Et ce n'est pas tout. Apprendre à chanter ensemble, n'est-ce pas le plus bel exemple de démocratie ? L'harmonie n'est possible que si chacun respecte la liberté de l'autre. La musique, c'est d'abord une école de la vie en société. Chacun est indispensable mais doit savoir s'effacer pour faire vivre une réalité supérieure.

Vos rapports avec votre propre pays sont parfois douloureux. En 2005, vous avez quitté la Scala dans d'étranges conditions, après en avoir été le directeur musical pendant dix-neuf ans. Que s'était-il passé ?

On y a joué un grand drame à l'italienne qui n'avait rien à voir avec la musique. La politique et d'autres raisons, nobles et moins nobles, s'en sont mêlées. Cela restera entre eux et moi.

Qu'en pensez-vous aujourd'hui ?

Je suis triste mais pas amer. Je sais que j'ai fait de mon mieux pour l'orchestre et le lieu. A un certain moment, nous étions arrivés à une impasse ; c'est dans la nature humaine. J'ai dit merci et au revoir. Il y a quelque temps, j'ai reçu une très belle lettre de l'orchestre et du choeur de la Scala. Ils m'invitent à revenir diriger pour l'année Verdi en 2013.

Allez-vous y aller ?

Non, c'est impossible. Je ne peux pas. Pas encore. En Italie, je donne la priorité à ma relation avec l'Opéra de Rome, qui cherche à renouer avec les temps glorieux de la maison qui remontent aux années 1950-1960, lorsque Luchino Visconti y travaillait. [Le 27 novembre, Riccardo Muti était nommé directeur musical honoraire à vie de l'Opéra de Rome.]

Et pourquoi ne pas retourner au San Carlo de Naples, l'Opéra de votre enfance ?

C'est le plus bel Opéra du monde ! Surtout depuis sa rénovation, formidablement réussie. Je suis né à Naples et je porte ce théâtre dans mon coeur depuis toujours. Son histoire est très riche et commence trente-trois ans avant celle de la Scala. Rossini en a été le directeur. Je vais aider le San Carlo en y donnant des concerts.

A quoi tient une carrière, finalement ?

A peu de chose. La mienne a été construite grâce aux orchestres. Je n'ai jamais eu d'agent à proprement parler.

Vous dites, dans vos Mémoires [Prima la musica !, à paraître aux éditions de L'Archipel en 2012] : "La carrière, ce mot terrible"...

C'est si vrai ! Lorsque ma fille Chiara a voulu se lancer dans le théâtre, je lui ai dit : "Si tu ne réussis pas, attends-toi à une vie de solitude et de désillusion ; et, si tu réussis, à une vie de solitude et de travail." C'est d'autant plus vrai que les choses ont énormément changé depuis mes débuts, dans les années 1960. Tout va beaucoup plus vite de nos jours. Dès qu'un artiste obtient un petit succès, il est sollicité par les médias, les maisons de disques et la publicité. Jamais, de mon temps, on n'aurait vu de jeunes musiciens faire de la pub pour des montres ou des stylos. C'était la musique pour la musique. Je n'aime pas l'idée de vieillir, mais je suis heureux d'avoir commencé il y a longtemps. Avec mon caractère, je crois que, dans le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui, j'aurais eu un début de carrière très difficile.

Parce que vous êtes trop perfectionniste ?

Non, parce que je ne suis ni sociable ni médiatique. J'aime être chez moi et travailler. J'aime cette solitude.

A Chicago, où vous avez été nommé directeur musical de l'orchestre en 2010, cela va-t-il être possible ?

Je sais que je devrai accepter des dîners avec les sponsors. Je le ferai pour l'orchestre.

Pourquoi avoir accepté ce nouveau poste ?

Après mon départ de la Scala, en 2005, et après avoir été plusieurs fois directeur musical, avec toutes les contraintes administratives que cela représente, je ne voulais plus de poste fixe. Mais quand Chicago m'a réinvité, j'ai senti que quelque chose se passait. Pas seulement au niveau artistique, mais sur le plan humain également. Après une longue tournée internationale, nos rapports se sont intensifiés. J'ai reçu des lettres des musiciens me demandant de rejoindre l'orchestre. Alors je me suis dit : "D'accord, tentons cette dernière expérience. Je peux leur apporter quelque chose." A 70 ans, je sais que c'est la dernière fois.

Comment faut-il se comporter face aux musiciens ?

Ma règle est de faire le moins de gestes possible. Moins on en fait, plus les orchestres sont tenus. L'oeil a davantage d'importance. D'un seul regard, on peut encourager un musicien. Ou le décourager, d'ailleurs. Donner un concert, ce n'est pas comme au Moulin-Rouge : il ne faut pas chercher à distraire le public. De nos jours, on constate malheureusement une tendance à surdiriger. Parce que nous vivons désormais dans une civilisation de l'image, le public d'aujourd'hui est plus intéressé par ce qu'il voit que par ce qu'il entend. Trop de chefs sautent sur le podium et font la grimace. Sans aucune nécessité, évidemment.

Vous avez commencé très jeune. Avez-vous senti, à un moment, que vous passiez dans la "cour des grands" ?

Oui, lorsque j'ai dirigé pour la première fois l'Orchestre philharmonique de Vienne. C'était en 1971, à Salzbourg, dans Don Pasquale, l'opéra de Donizetti. Karajan m'avait invité, à ma grande surprise, au milieu de chefs beaucoup plus expérimentés que moi. C'était d'autant plus surprenant que je ne l'avais jamais rencontré. Comment a-t-il entendu parler de moi ? Cela reste un mystère. Il avait des correspondants un peu partout dans le monde qui le tenaient informé des prestations des jeunes chefs. Lors des répétitions de Don Pasquale, il est venu m'écouter. Il est resté caché, je n'ai su qu'après qu'il était là. Mais le concert a dû lui plaire car j'ai ensuite reçu une invitation pour diriger la Philharmonie de Berlin. Et tout cela sans jamais nous parler. A l'époque, je ne faisais pas partie de sa "suite", ce groupe de musiciens qui avaient l'habitude de lui faire la cour. Mais j'étais quand même invité tous les ans, à Salzbourg et à Berlin, où Karajan avait tous les pouvoirs. Nous ne sommes devenus proches qu'à la fin de sa vie, lorsqu'il était malade et que les courtisans avaient disparu.

Vous jouez depuis quarante ans avec l'Orchestre philharmonique de Vienne. Qu'y a-t-il de si particulier dans cette relation ?

C'est une véritable histoire d'amour entre nous. Comme un mariage. Les musiciens savent qu'avec mon expérience je suis l'un de ceux qui peuvent convoquer la sonorité si particulière qu'ils cherchent par-dessus tout à préserver. C'est, au centre de l'Europe, la réunion improbable, mais magique, des influences italienne, allemande, hongroise et tchèque. Ce mélange produit quelque chose d'inimitable. Lorsqu'ils le veulent, et ils ne veulent pas toujours, les musiciens viennois parviennent à rendre une sonorité de velours qu'ils savent projeter à l'auditeur avec une saveur incomparable. Tout cela dans des couleurs assez sombres et profondes. Comme une tristesse cachée, une mélancolie.

On sent peu cette tristesse chez les Autrichiens, non ?

C'est un cliché, mais il est vrai : le soleil est souvent voilé à Vienne. A Naples, il est plus direct. La musique de Mozart, qui mélange les deux influences, donne une bonne idée de cette opposition.

Ah bon ?

Oui. Mozart a souvent voyagé en Italie et voulait y être reconnu, surtout à Naples, dont la musique l'a beaucoup influencé. Lorsque je dirige Mozart à Vienne, l'orchestre propose naturellement l'aspect germanique de l'oeuvre. De mon côté, je porte cette influence italienne. La combinaison des deux, notamment pour l'opéra, produit des résultats intéressants, avec beaucoup de caractère.

Pourquoi ?

Ma connaissance du texte italien de Da Ponte est importante. Ses livrets étaient souvent à double sens. Il y avait un premier degré sage et convenable pour la bonne société. Et puis un autre, intraduisible, et souvent... très osé. Mozart, lui, parlait un excellent italien, et sa musique, souvent, accompagne le second degré, pas le premier.

Par exemple ?

Dans Cosi fan tutte, lorsque les deux femmes reconnaissent leurs amants, elles se sentent coupables. Elles disent : "Il mio fallo, tardi vedo." Au premier degré, cela signifie : "Je reconnais tardivement mon erreur." Mais la même phrase veut également dire : "Je peux voir... l'organe" de mon amoureux ! En italien, fallo a aussi cette signification. Ce n'est plus la même chose, n'est-ce pas ? Ce type de double sens abonde, souvent pour cacher des paroles érotiques.

Mozart est-il le plus grand compositeur d'opéra ?

Sans doute. Avec Verdi. J'ai été à la tête de la Scala pendant dix-neuf ans, et j'y ai dirigé près de 50 opéras différents. Verdi arrive en tête de liste.

Vous dites cela par goût personnel ?

Pas seulement. J'ai fait de l'interprétation de Verdi la priorité artistique de ma vie. J'ai voulu lui rendre sa noblesse. Or un mauvais cliché circule toujours. On croit savoir que Verdi, c'est le sang, la sueur, le coeur, l'"italianita"... Des mots absurdes. Que signifie l'italianita ? Le vin rouge de Toscane ? La pizza ? La tomate et la mozzarella ? Verdi n'a rien à voir avec cela : sa musique n'est pas exactement la même que celle des pêcheurs de Capri. Il était un compositeur très sophistiqué. La manière dont il parvient à faire fusionner les mots et la musique est unique. Plus je travaille sur ses partitions - et cela fait plus de cinquante ans ! -, plus je me rends compte de son pouvoir dramatique. Son écriture est bien plus précise qu'on ne le croit parfois. Chez lui, une note brève est là pour des raisons dramatiques. Un forte ou un piano aussi : tout est toujours connecté à ce qui se passe sur scène. En n'étant pas précis, on tue ces effets et l'essence de sa musique. C'est peu dire que le laxisme a failli emporter Verdi.

Vraiment ?

Oui. Il n'écrivait pas juste pour les voix ou pour que les chanteurs puissent faire leur numéro de glotte. D'ailleurs, souvent, dans ses lettres, Verdi se plaint des musiciens. Son credo était : "Je vous en prie, faites ce que j'ai écrit." A cette époque où il n'y avait pas de droits d'auteur, il savait que l'on pouvait faire n'importe quoi. Il écrivait sa partition, la livrait à l'impresario, qui pouvait la traiter comme il voulait. A partir d'Aïda, alors qu'il était devenu une célébrité mondiale, il a enfin pu imposer ses vues. S'il revenait aujourd'hui, il aurait certainement des belles surprises !

C'est-à-dire ?

Il découvrirait des exécutions minutieuses de ses partitions mais verrait, sur scène, qu'il est aussi permis de jouer à volonté avec les intentions du compositeur.

Est-ce si grave ?

Oui, car ce sont souvent des trahisons. Pour les besoins de leur spectacle, certains

metteurs en scène rabaissent les chefs au rang de pourvoyeurs de bande-son. La régie musicale est parfois complètement indépendante de la régie théâtrale, à mon grand regret. Certains choix prouvent une grande méfiance à l'égard de la musique. Comme si, dans un opéra, les notes ne pouvaient pas toucher le public. J'ai ainsi parfois quitté des productions, comme à Salzbourg, en 1992. Ma décision fut critiquée, mais je ne la regrette pas. Si nous faisons tous des compromis, il y a tout de même des limites à ne pas dépasser.

Avec qui auriez-vous aimé travailler ?

Avec Ingmar Bergman. Je l'ai rencontré après un concert de la Scala, en Suède. C'était un grand mélomane dont les commentaires étaient toujours très avisés. Je savais qu'il avait mis en scène des opéras et je lui ai proposé d'en monter un ensemble. Mais il me confia alors qu'il ne voulait plus quitter son île. Quel dommage !

Qui d'autre ?

Fellini ! Je le connaissais par l'intermédiaire de Nino Rota. Mais il m'a dit que le "mot chanté" lui parlait peu. Dommage, encore une fois, car il avait une grande imagination. Il aurait pu apporter une vision neuve de l'opéra.

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