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Jordi Savall : «Montserrat restera ma muse»

« Montserrat avait une étonnante capacité à déceler chez les chanteurs des qualités qu'eux-mêmes ne soupçonnaient pas », raconte Jordi Savall. ERIC GARAULT/LeFigaroMagazine/Le Figaro Magazine

INTERVIEW - Le gambiste catalan publie un album en hommage à son épouse, la soprano Montserrat Figueras.Il raconte au Figaro un demi-siècle de passion partagée à la vie comme à la scène.

Le titre se suffit à lui-même. La Voix de l'émotion, double album à paraître mardi chez Alia Vox, condense trente-cinq années de la carrière de Montserrat Figueras. Il court de la Renaissance italienne à la zarzuela espagnole, des motets de Victoria aux berceuses séfarades. Il illustre aussi ­quarante-sept années de compa-
gnon­nage artistique avec son mari Jordi Savall. Quelques semaines après sa disparition, le musicien et chef d'orchestre révélé par le film Tous les matins du monde raconte leur rencontre et la place de la musique dans leur vie.

LE FIGARO. - Quel souvenir garderez-vous de ces quarante-sept années à ses côtés?

Jordi SAVALL. - L'image d'une interprète à l'intuition géniale. Elle avait une étonnante capacité à déceler chez les chanteurs des qualités qu'eux-mêmes ne soupçonnaient pas… Parfois avant qu'ils n'aient ouvert la bouche. Elle avait compris à leur démarche, à leur apparence, vers quels répertoires leur sensibilité pouvait les mener. Plus qu'un don musical: elle avait le goût des autres, l'humain passait avant tout. J'ai été surpris par le nombre de gens qui m'ont fait part de leur tristesse après sa disparition: des musiciens mais aussi de simples chauffeurs de taxi ou des jardiniers qu'elle avait croisés.

C'était aussi une mère et une épouse. Quelle place a eu la musique dans votre relation?

Les deux étaient intimement liées. Quand j'ai commencé la viole de gambe, elle m'a fait comprendre qu'on pouvait respirer en jouant. Que cette voix que j'avais perdue à l'adolescence en forçant après la mue, j'étais capable de la faire entendre à travers mon instrument. En me rendant l'amour du chant, elle m'a permis de pousser l'interprétation sur instruments anciens, dont la plupart ont été forgés sur le modèle de la voix humaine, dans ses retranchements. En ce sens, elle reste la muse de chacun de mes projets.

Comme lorsque vous avez décidé de créer de votre propre maison de disques, Alia Vox?

Je ne l'aurais jamais fait sans elle. C'est elle qui m'a convaincu que nous avions assez de force et d'idées pour nous lancer dans l'aventure… Quand je regarde les quarante-sept années passées, je n'en reviens pas de ce que nous avons bâti, partis de rien. Nos ensembles: Le Concert des Nations, La Capella Reial de Catalogne, Hespèrion XXI. Le festival de Fontfroide. Alia Vox…

Son tempérament solaire bousculait-il votre goût des lumières tamisées?

Nous venions d'univers très différents. Nous nous sommes connus au conservatoire. J'étais fils d'un républicain blessé pendant la guerre, exilé à l'arrivée de Franco. Mon père écoutait chaque soir la BBC pour savoir si les alliés libéreraient le pays. Montserrat était d'une famille bourgeoise qui avait souffert des exactions des républicains fanatiques de la Terreur rouge. Bien que de camps adverses, nos blessures nous ont rapprochés.


Le double album à paraître mardi chez Alia Vox, condense trente-cinq années de la carrière de Montserrat Figueras. Crédits photo : AliaVox

Un coup de foudre d'abord musical?

J'ai surtout été saisi par la grâce et la beauté de cette jeune fille. À l'époque, je travaillais huit heures par jour. Je planifiais chaque quart d'heure. Tomber amoureux est la dernière chose que je recherchais. Elle m'a fait comprendre que le travail ne nourrissait pas autant l'interprétation que la vie.

Pourtant, avec 150 concerts par an, vous ne vous ménagez pas…

Je tiens ce zèle de mon père. Il voulait pour moi la meilleure éducation possible. Pour payer l'école privée, il n'hésita pas à faire toute sorte de travail: fabrication de matelas, greffier au tribunal… À l'adolescence, je traînais dans la rue. J'aurais pu mal tourner. Il m'a mené de force jusqu'à la prison et m'a demandé si c'est là que je voulais terminer. Ce fut mon coup de fouet.

Homme de rigueur, vous mêlez régulièrement musiques anciennes et traditionnelles. Pourquoi?

Il n'y a ni bonne ni mauvaise musique. Juste une façon de l'utiliser ou de l'interpréter, juste ou fausse. Avec Montserrat, nous avons très vite senti que les musiques de la rue, transmises pendant des siècles par la tradition orale, parlaient au cœur tout aussi bien que leurs répliques savantes.

N'aviez-vous pas peur de déstabiliser?

Il y a eu des moments de doute. Mais la musique doit faire passer vos convictions profondes. Or, ce en quoi nous avons toujours cru, avec Montserrat, c'est que l'émotion prime sur l'intellect. Elle permet de se rappeler à soi-même à quel point on est vivant. Un jour, nous avons reçu une lettre d'Afghanistan, nous expliquant qu'un disque de Montserrat avait permis à toute une communauté de tenir le coup pendant la guerre.

Vous verra-t-on un jour, comme de nombreux baroqueux, passer à des répertoires plus tardifs?

Non, même si j'ai certaines affinités avec le romantisme. Jusqu'à mes 23 ans, je n'écoutais que Brahms ou Beethoven. Montserrat chanta aussi du contemporain. Mais, pour être efficace dans un domaine, vous ne pouvez pas tout faire.

Des livres disques comme Les Borgia ou La Tragédie cathare doivent-ils
se lire comme des traités d'histoire?

Je ne dirais pas cela. Mais j'aime l'idée que la musique puisse éclairer l'histoire.

Comme la bande originale de film?

Exactement. D'ailleurs, si Ridley Scott cherche des sujets pour un prochain film, je peux lui en proposer!

Historien et musicien, même combat?

Ces projets ont vocation à dépasser la seule dimension du travail purement musical ou d'historiographe. En rappelant les tragédies du passé, ils invitent à ne pas oublier que le dialogue entre les peuples fut le fondement de notre histoire. On ne meurt jamais que lorsqu'on nous oublie ; en ce sens, nous, musiciens, avons aussi une responsabilité.

La musique en famille

«Alia Vox doit beaucoup à Montserrat, souligne Jordi Savall. Elle en était l'une des artistes et artisanes. Elle était aussi l'âme de nombreux projets.» Créée en 1998, l'entreprise a réalisé un chiffre d'affaires de 1,8 million d'euros en 2010. «Aujourd'hui, nos ventes de CD sont stabilisées, mais nous progressons encore sur Internet», explique Jordi Savall.

Alia Vox emploie cinq salariés. Le gambiste n'exclut pas de recruter une personne supplémentaire. Dès le début, les Savall -Jordi, Montserrat de son vivant et leurs deux enfants- n'ont pas hésité à mettre la main à la pâte sans toucher de salaire.

«La bonne santé du label, assure-t-il, on la doit avant tout à la vitalité de son catalogue.» Alia Vox s'est construit grâce au rachat du catalogue des Savall à Naïve Classique qui est resté leur distributeur. Mais ils sortent chaque année, en plus de cinq rééditions, cinq nouveautés dont un à deux livres disques qui figurent systématiquement parmi les meilleures ventes de Noël. Ces objets superbement documentés couvrent en six heures plusieurs siècles de musique. Certains titres (Jérusalem, La Tragédie cathare…) sont des best-sellers. Pour les financer, Jordi Savall s'appuie sur des subventions des régions du globe concernées par le thème choisi pour l'album. Mais aussi sur les ventes de ses disques de viole.

«Nous vendons en moyenne 30.000 exemplaires de chaque livre disque. Lorsque je fais un disque comme La Viole celtique, les coûts sont faibles, nous en vendons presque le double.» Parmi les projets d'Alia Vox cette année, deux livres disques: Jeanne la Pucelleet Da Pacem, premier volet d'un ambitieux diptyque sur la guerre et la paix.

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3 commentaires
  • Uca

    le

    J`ai un cd, la musique au temps du roi soleil.la plus pièce que j’aime de ce cd est un magnificat, Quand je le écoute, je suis dans le ciel.

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