Est-il vrai que Michel Portal, Jean-Luc Ponty - le cirque durant jusqu'au début des années 1980 -, brillants élèves du Conservatoire national, risquaient leur concours à force de faire le boeuf dans les clubs de jazz ? Rien de plus vrai. La classe de jazz et de musique improvisée au Conservatoire national supérieur de Paris (direction, Riccardo Del Fra), mais aussi celle de Lyon, nombre d'écoles partout, est impressionnante.
Alain Guérini et Evelyne Rizzioli fondent en 1978, rue Doudeville à Paris, le CIM (Centre d'information musicale, jazz et musiques actuelles). L'école devient vite mythique. Son existence n'a jamais été facile. Pierrick Pédron vit de reconnaissance. Reconnaissance envers la vie, la musique, ses parents, ses amis, ses voisins, ses pairs, ses maîtres. Dans le portrait que lui consacre Pascal Anquetil (Jazzman, septembre 2011), il cite tout le monde.
Anquetil est sensible à cette question de la transmission. Est-ce pour avoir rédigé lui-même son master de philosophie sous la direction de Jankélévitch ? Anquetil vient de publier un album aux photos aussi essentielles que ses textes : Portraits légendaires du jazz, (éd. Tana, 2011). Il dirige le Centre d'information du jazz. Tous les deux ans, il établit l'Annuaire du jazz en France. Liste complète d'artistes, agents, festivals, clubs, labels, médias, écoles. Car le jazz s'apprend.
Il ignore qu'il est "noir"
Tous les inventeurs du jazz, toutes les chanteuses, toutes les pianistes, ont "appris". Comme dans les harmonies en France ? Non, autrement. Aux USA, dans la communauté noire, tout est autre. Primo, depuis le temps de l'esclavage, le niveau général est stupéfiant - voix, chorales, instruments, pratique collective. Secundo, ce sont les femmes qui transmettent : les mères, les soeurs, les organistes d'église, les meneuses de chorale. Tertio, le but du jeu à l'époque, pour peu que l'on joue du jazz, c'est plutôt de se barrer de la famille et de l'église. D'où le génie de cette musique.
L'exemple d'un des plus grands compositeurs du XXe siècle, Charles Mingus (1922-1979) est très éloquent. D'abord, il ignore qu'il est "noir". Dans l'orchestre symphonique de son collège, il est violoncelliste. Son chef d'orchestre lui fait une remarque raciste. Mingus quitte l'orchestre, il a 14 ans, il résiste à l'envie de mettre un pain au chef. Il revient au quartier - Watts, Los Angeles. Son voisin, Buddy Collette (clarinettiste, 1921-2010) : "Laisse tomber le cello, Mingus. Tu ne feras jamais "slaper" un violoncelle. Joue un instrument noir, la contrebasse."
Mingus s'en va au bout de la rue apprendre avec un vieux monsieur. Lequel lui dit, travaille six mois en écoutant la radio de musique continue, et emprunte cette contrebasse. Six mois plus tard, Mingus sait tout accompagner, Mozart, Lester Young, Georgette Lemaire. Le professeur ouvre des yeux ronds : "C'est quoi ce doigté, Mingus ? Comment as-tu accordé ta contrebasse ?" - "Ben, fait Mingus, normalement, comme le violoncelle, sol-ré-la-mi." L'ennui, c'est que la contrebasse s'accorde de quarte en quarte, à l'envers du violoncelle, mi-la-ré-sol. Six mois de plus, mais aussi, cette singularité que l'on retrouve chez nombre de musiciens : avoir appris à l'envers et à l'endroit.
Piochez dans le Nouveau Dictionnaire du jazz (Carles, Clergeat, Comolli ; éd. Robert Laffont, "Bouquins", 2011). Vous découvrirez les noms de tous les maîtres, à l'école, à l'armée, au temple, qui ont formé les plus grands artistes. Plus les noms des passeurs, ces génies aussi inconnus qu'un soldat sous l'Arc de triomphe : Buddy Bolden à La Nouvelle-Orléans, Walter Knight à Kansas City, Red Connors à Fort Worth, Bobby Ward à Boston, Roger Léovingu à Paris... Pas un disque, et sauf pour Buddy Bolden, pas une ligne en ligne. La classe.
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