Dans « La Société automatique » (Fayard), vous évoquez une prochaine disparition de l’emploi. Comment en est-on arrivé là ?
Depuis 1993, avec la naissance du Web, nous vivons un énorme processus de transformation : les individus produisent des données sur eux-mêmes en permanence, de manière délibérée ou inconsciente, et les algorithmes permettent d’extraire des informations de façon massive en suivant des modèles probabilistes. Ces données réduisent les activités en interne, dans tous les domaines. Il n’y a pas que Google : de plus en plus d’entreprises mettent en place des automates logiques sans rémunérer ceux qui produisent ces informations, ce qui aboutit à une suppression d’emplois.
Selon une étude du cabinet Roland Berger, d’ici à 2025, un tiers des emplois pourraient être occupés par des machines, des robots ou des logiciels dotés d’intelligence artificielle et capables d’apprendre par eux-mêmes.
On s’est longtemps battu contre l’arrivée des machines. Qu’est-ce qui change aujourd’hui ?
L’automatisation existe depuis plusieurs siècles dans le monde industriel. On peut évoquer le taylorisme, qui aboutit au travail à la chaîne. Mais il s’agissait jusqu’à présent d’automatisations qui avaient besoin d’êtres humains pour fonctionner : les individus étaient payés pour servir les machines.
On ne peut pas dissimuler l’insolvabilité de la « société automatique »
La nouvelle automatisation n’a plus besoin de cela. Il existe aujourd’hui des usines sans ouvriers : Mercedes a mis en place une usine qui n’emploie que des cadres. Foxconn, qui emploie 1,5 million d’employés dans ses usines, souhaite les remplacer par 1 million de robots. Amazon développe des robots dans ses entrepôts… C’est un phénomène qui touche absolument tous les secteurs.
Dans une conférence du 13 mars 2014, Bill Gates affirmait que, d’ici vingt ans, les logiciels auront remplacé la plupart des emplois. Il propose de lever les charges sociales sur les salaires pour mettre en concurrence les humains avec les robots. Mais ce n’est pas une bonne solution : on ne peut pas dissimuler l’insolvabilité de la « société automatique ».
Internet est-il fondamentalement destructeur d’emplois ?
Je ne suis pas contre l’automatisation en soi : Wikipedia marche avec des algorithmes qui aident les gens à collaborer, c’est intéressant. Le problème, c’est quand les algorithmes bloquent la création. Et c’est bien ce qui se passe : le but du Web a été inversé. Initialement créé pour alimenter de la controverse et du débat, il finit par court-circuiter notre cerveau et notre singularité.
Chris Anderson, gourou de la Silicon Valley, affirme qu’avec les big data nous n’avons plus besoin de théories. D’après lui, les informations que le big data extrait par corrélation sont plus efficaces que les modèles théoriques. Ainsi, Google traduit le chinois en anglais, même si chez Google personne ne parle chinois. Mais ce système conduit à un appauvrissement : plus l’automatisation dans la compilation de texte se développe, plus les gens désapprennent l’orthographe, et le langage s’appauvrit. Si on ne pratique pas, on oublie.
Un jeune diplômé doit-il alors aborder son futur avec pessimisme ?
L’avenir des jeunes est très sombre. J’en connais même qui sont trop diplômés pour avoir du travail : impossible de trouver un emploi qui correspond à leurs compétences. La seule solution, c’est de réinventer un nouveau système, viable. Ce n’est pas seulement une question liée au changement climatique, c’est véritablement un nouveau modèle macro-économique capable de redistribuer la valeur qui doit être inventé.
Je propose ainsi la mise en place d’un revenu contributif, inspiré par le régime des intermittents du spectacle, qui favorise l’engagement des individus dans des projets collaboratifs. Le Prix Nobel d’économie Amartya Sen a prouvé que dans les années 1990, paradoxalement, on vivait plus longtemps et mieux dans un pays pauvre comme le Bangladesh qu’à Harlem. C’est tout simplement parce que les habitats du Bangladesh ont préservé leurs relations sociales et continué à développer leurs savoirs. Les jeunes diplômés d’aujourd’hui doivent prendre des initiatives. Il faut repenser le collectif et imaginer une autre manière de travailler qui ne soit pas fondée sur l’emploi.
Concrètement, par où commencer ?
Personne ne peut inventer un nouveau modèle : il faut expérimenter. Je travaille en ce moment dans une commune de Seine-Saint-Denis à la création d’un territoire contributif. Nous mettons en place un protocole territorial qui propose à tous les habitants de devenir des « étudiants » : ils étudient la situation à venir de leur territoire.
Les territoires deviennent des smart cities, et il faut que ces technologies se développent avec les habitants, sans leur imposer des modèles prolétarisants. Nous préconisons donc plusieurs démarches, dont la création d’une chaire universitaire qui mettrait en œuvre la recherche contributive par des doctorants travaillant sur des thèses liées à l’impact des nouvelles technologies sur la discipline du chercheur, quelle qu’elle soit.
Le problème, c’est que la France ne veut pas évoquer ce sujet, elle l’évacue : dans le rapport « Quelle France dans dix ans ? » remis au président de la République, Jean Pisani-Ferry [commissaire général de France-Stratégie, le think tank qui a réalisé ce rapport] ne dit pas un mot de ces perspectives de destruction d’emplois. C’est très grave. Mais la prise de conscience évolue vite dans ce domaine, et de plus en plus d’acteurs se rendent compte de l’insolvabilité de l’automatisation.
Je travaille, en ce moment, avec un grand opérateur au développement d’un nouveau réseau local qui servira l’engagement des individus. Il permettra, par exemple, aux habitants qui assistent à un conseil communautaire de commenter ce qui s’y dit et de confronter les différents points de vue. Grâce à cela, ils pourront créer des groupes par affinités et se rassembler ensuite pour être force de propositions.
Aux jeunes maintenant de s’engager pour sortir du capitalisme industriel et entrer dans une ère nouvelle. Personne ne sait à quoi ressemblera le monde du travail dans les années à venir, puisque c’est à eux d’inventer ce qu’ils feront demain.
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