MUSIQUE CLASSIQUE - Ancien ministre, essayiste, Bruno Le Maire publie son premier roman, Musique absolue, à paraître chez Gallimard. Un passionnant portrait du chef d'orchestre Carlos Kleiber, qui est aussi une réflexion pénétrante sur la musique, le système, l'Europe, les nations, le génie des hommes et le génie des peuples.
Tout ce qu'on sait ou presque sur le chef d'orchestre de légende se trouve dans ce livre. Tout, c'est-à-dire fort peu de choses, puisqu'il ne donnait pas d'interview, que son répertoire tenait sur la moitié d'une fiche bristol, et qu'il a autant donné de concerts durant toute sa vie que Karajan en une année.
Sa relation avec son père - mélange de vénération, de haine et d'amour : l'évocation de son nom pouvait lui arracher des larmes - est l'une des clés de sa recherche d'absolu, de son perfectionnisme forcené, de son autocritique permanente et de son refus (ou plutôt son dégoût) d'apparaître.
Erich Kleiber était un géant qui avait quitté l'Allemagne pour l'Amérique du Sud parce qu'on l'empêchait de diriger "Wozzeck" d'Alban Berg, opéra qu'il considérait comme l'égal du "Don Giovanni" de Mozart, alors que les nazis l'avaient classé dans ce qu'ils appelaient "la musique dégénérée".
Ce père, dont il se jugeait indigne, est la raison pour laquelle, au début de sa carrière, Carlos Kleiber avait pris le pseudonyme de Karl Keller. Ce père inquiet de la nervosité et de la fragilité de son fils, qui le voyait mal embrasser une carrière de chef d'orchestre et qui, pourtant, après avoir mille fois tenté de l'en dissuader, avait griffonné ce mot, avant son premier concert à Zurich : "Bonne chance à Karl Keller" en signant Erich Keller.
Dans le milieu de la musique, on estimait pourtant que le génie du fils égalait, sinon dépassait, le génie du père. Mais les bonnes critiques rendaient Carlos furieux. Il pensait que nul ne pouvait égaler Furtwängler et il préférait assister aux répétitions de Karajan, pour apprendre, plutôt que de répondre aux invitations des plus grands orchestres de la planète. Karajan qui se moquait affectueusement de son cadet : "Kleiber? Un génie qui ne dirige que lorsque son frigo est vide!". Pas faux, mais pas si simple.
"Maniaque de perfection, mais pas tatillon... Les chefs tatillons, je les connais... En concert, ils prennent un air martial... Des imbéciles, je vous dis", écrit Bruno Le Maire par la voix de son héros, un violoniste homosexuel (où a-t-il été le pêcher celui-là? À part Morel dans La Recherche du temps perdu, et encore, le giton de Charlus pratique le vice de Sodome par pur arrivisme! Jamais, de mémoire de Tutur, on n'a vu de violoniste enculer Tatave). Bref, poursuivons.
"Pareil titan et si peu de confiance en soi", a écrit Sviatoslav Richter, qui est le seul soliste instrumental à avoir joué sous la direction de Carlos Kleiber. Mais ce manque de confiance en soi était l'un des visages de son génie, puisqu'il le poussait à exiger (et toujours à obtenir - sinon il partait) le double, voire le triple, des répétitions prévues pour un concert.
Pour lui, conscients de son immense talent, les musiciens se surpassaient. "Encore un effort, vous allez voir, ça va être si beau", suppliait-il. Le reste du temps, c'est-à-dire les neuf dixièmes de sa vie, il déprimait... Ou bien il regardait le dessin animé "Maya l'abeille" avant de dirigerTristan et Isolde de Richard Wagner.
Son humour était ravageur, sans limites. "Jouez comme si vous partiez avec la caisse, soyez plus malhonnêtes!" glissait-il aux très sérieux musiciens de la NDR de Hambourg, trop raides, trop moraux, trop rigides pour comprendre le vif-argent de Johann Strauss. "Trop honnêtes pour être polis", aurait dit Sacha Guitry.
Carlos Kleiber dirigeait sans idéologie. Seuls l'instinct et un travail acharné le guidaient. Quand son ami Riccardo Muti, ayant accepté de diriger le Concert du Nouvel-An à Vienne, lui demandera conseil, Carlos répondra : "Joue comme de la musique italienne et ce sera parfait". On croit entendre Maria Callas décréter : "Après tout, Mozart se chante comme Verdi".
Cette pensée, d'apparence iconoclaste, va à l'encontre de ce qu'enseignent les professeurs, de ce qu'écrivent les critiques, de ce que martèlent d'un air important ceux qui font mine de savoir et qui se disputent pour des détails anecdotiques. Ce que voulaient dire Maria Callas et Carlos Kleiber, animés par ce génie qui voit ce que le commun des mortels ne voit pas, c'est que le grand style est toujours caché, mais qu'il est le même chez Cervantès, Dante ou Shakespeare, et que l'on confond souvent la nudité du sentiment, le noyau éternel de la chose, l'inaltérable diamant de la création, avec les déguisements de la tradition, avec les clichés de la mode. Ce que les "baroqueux", avec leurs belles intuitions travesties en vérité absolue, et leur terminologie totalitaire ont presque réussi à nous faire gober.
S'il est vrai que le plus grand des dons, niché dans un cœur pur, est une malédiction, alors Carlos Kleiber, ou Maria Callas, Vladimir Horowitz, Georges Cziffra, Glenn Gould, Martha Argerich, ou encore Christian Ferras, en sont les parangons.