La ruée vers la culture ? Le week-end dernier, à Challans (Vendée), l’image était impressionnante : une heure avant les concerts, la foule se pressait, billets en main, dans une atmosphère paisible, teintée par moments d’impatience. Les habitants avaient attendu toute l’année le retour des Folles Journées en région Pays de la Loire. Dès l’ouverture de la billetterie, le 9 janvier, ils se sont précipités : 53 % des places se sont envolées le jour même, 5 322 places immédiatement achetées pour « Le Sacre russe : de Rimsky-Korsakov à Chostakovitch ».

Et quand les 700 personnes sortent de la salle polyvalente Louis-Claude Roux, enchantées par l’enthousiasme du Terem Quartet, venu de Saint-Pétersbourg (spectaculaire balalaïka double basse, accordéon bayan, domras soprano et alto) et remontent le flot des 700 suivantes qui veulent entrer pour écouter la pianiste Anne Queffélec et le quatuor Prazak dans un concert Borodine et Glinka, le frottement ne provoque pas d’étincelles.

Tout le monde se connaît et la situation se résout par des sourires et de joyeuses interpellations. Parfois, sur la scène, flottaient des odeurs alléchantes de cuisine. Dans les coulisses, un traiteur assurait la restauration des musiciens qui courent d’une ville à l’autre. Cette intrusion appétissante ajoutait à la proximité ambiante et offrait au plaisir de l’esprit une touche inattendue de saveurs.

C’était la dixième édition, ici, de ce festival populaire, testé à Nantes en 1995, par l’inventif et généreux René Martin, qui l’a étendu dans 11 villes de la région (460 concerts et près de 195 000 spectateurs en trois jours). Après inspection des lieux, Challans, chef-lieu de canton, a fait partie, en 2003, des premiers sites choisis, en dépit d’équipements un peu inadaptés à l’événement.

Démenti au discours de morosité

Encore aujourd’hui, la deuxième ville de Vendée (20 000 habitants) ne dispose toujours pas d’une vraie salle de concert, mais après le succès des premières éditions, la municipalité s’est dotée d’un service culturel et laboure, à sa façon, le sillon fertile laissé par le passage de la Folle Journée. Dimanche soir, à l’heure des bilans, lorsque René Martin, accompagné de Jacques Auxiette, le président de la région, est passé à Challans, il a pu constater le bonheur des organisateurs, heureux d’annoncer un chiffre jamais atteint jusque-là : 7 321 billets vendus.

Chaque année, René Martin apporte ainsi un démenti au discours de morosité qui enveloppe le monde de la musique classique. Son pari – fou – a réussi, au-delà de ses espérances. Des concerts de 45 minutes, des prix qui s’échelonnent de 2 à 12 €, une offre importante et diversifiée (20 concerts en trois jours, professionnels et amateurs), une conférence (gratuite) pour éclairer le thème de l’année, une pièce de théâtre (entrée libre) qui met en scène le compositeur fétiche de l’édition (Tchaïkovski). Auxquels s’ajoutent de nombreuses actions de médiation, formations pour les travailleurs sociaux, tarifs privilégiés pour les publics éloignés de la culture, travail mené en amont avec les associations culturelles, écoles de musique et animation théâtrale dans les lycées.

« C’est une opération magnifique, se réjouit Jean-Michel Marsac, adjoint au maire, chargé de la culture, ancien proviseur du lycée Saint-Joseph. Elle libère du complexe que certains peuvent éprouver face à la musique classique, tout en maintenant un niveau d’exigence élevé. René Martin fait venir chez nous les meilleurs orchestres et concertistes. Et la fréquentation est en augmentation constante. Il arrive d’ailleurs que les concerts de la Folle Journée soient nos seuls concerts de musique classique de l’année…»

« On pensait que ce n’était pas pour nous ! »

Serge Rondeau, le maire, savoure ce succès. Il en mesure aussi les effets et cherche à les accompagner ou à les anticiper : « Nous partons de très loin, souligne-t-il. Longtemps ici, la culture s’est résumée à la fête des écoles et à la kermesse du village. Les premières années de la Folle Journée, les Maraîchins sortaient des concerts, éblouis, ravis, en disant : ‘‘On pensait que ce n’était pas pour nous !’’ Aujourd’hui, nous comptons 5 000 abonnés à la médiathèque, 450 élèves à l’école de musique, un nombre croissant d’inscrits à notre saison culturelle, un monde associatif foisonnant et très actif. La réussite confirmée de la Folle Journée nous tire vers le haut et nous pousse à accroître une offre de qualité, toute l’année. »

En dépit de cet enthousiasme qui s’appuie sur une vraie réalité, une ombre persiste. Challans n’échappe pas à une constatation générale : l’absence de la génération des 15-25 ans. élus et professionnels parlent d’une « énigme », sans parvenir à trouver raison et solution. Jean Guiblet, le directeur de l’école de musique, ne cache pas sa déconvenue : « Nous n’arrivons pas à convaincre nos élèves d’aller écouter les concerts, même quand ils sont gratuits ! J’observe une réelle distorsion entre leur plaisir à faire de la musique et leur désertion face à un événement aussi exceptionnel. Ils ne manifestent ni curiosité, ni appétence pour ce que font les autres, pas même à l’égard des plus grands interprètes. » Alors même qu’il attribue aux retombées de la Folle Journée une augmentation considérable des inscriptions au Conservatoire, afflux qui ne va pas sans poser de problèmes de fonctionnement et de budget…

« C’est compliqué d’attirer ce jeune public, imprévisible et versatile, et qui se plaint qu’il n’y a rien… », soupire le maire. Il a nommé une attachée culturelle, chargée de secouer cette inertie. De même, la municipalité a engagé une réflexion de fond pour restructurer sa lumineuse médiathèque et l’adapter aux nouveaux usages numériques. Ce public inatteignable donne surtout l’impression de vivre dans sa bulle. Faut-il voir dans cette attitude la traduction de « la culture pour chacun », chère à Frédéric Mitterrand, si loin de « la culture pour tous » mise en œuvre par René Martin ?