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Mouvement des gilets jaunes : pourquoi la France rurale est en première ligne

« Ce qui devient structurant et qui politise dans le mouvement des 'gilets jaunes' dans la France rurale, c'est un mode de vie tout entier qui est lié à l'utilisation quotidienne et contrainte de la voiture », explique le sociologue Benoît Coquard aux « Echos ».

Selon une enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio publiée jeudi, 69 % de Français disent éprouver de la sympathie pour le mouvement, voire le soutenir. Les communes rurales s'y montrent plus favorables (à 75 %) que les communes urbaines de province (70 %) et surtout l'agglomération parisienne (59 %).
Selon une enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio publiée jeudi, 69 % de Français disent éprouver de la sympathie pour le mouvement, voire le soutenir. Les communes rurales s'y montrent plus favorables (à 75 %) que les communes urbaines de province (70 %) et surtout l'agglomération parisienne (59 %). (Pierre GLEIZES/REA)

Par Leïla de Comarmond

Publié le 17 nov. 2018 à 13:00Mis à jour le 19 nov. 2018 à 10:28

Benoît Coquard est membre du Centre d'économie et de sociologie appliquées à l'agriculture et aux espaces ruraux à l'Inra (Institut national de la recherche agronomique). A l'occasion de ses travaux sur le monde rural, le sociologue, qui a travaillé en particulier dans le Grand Est, a constaté la place centrale qu'y occupe la voiture.

Il n'est « pas surpris que la colère se soit focalisée sur le prix du carburant et les taxes » chez les « gilets jaunes ». Il souligne qu'elle « a commencé à monter au printemps » quand la limitation de vitesse a été abaissée à 80 km/h de la limitation de vitesse.

>> A lire aussi : EN DIRECT suivez la journée de mobilisation des « gilets jaunes »

Qui sont les habitants de cette France rurale très active dans la mobilisation des gilets jaunes ? On imagine que ce sont surtout des agriculteurs…

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En réalité, les agriculteurs exploitants ne représentent que 5,5 % des actifs de l'espace rural français, alors qu'on y recense 32 % d'ouvriers par exemple. L'essentiel des personnes qui résident sur ces territoires appartient aux classes populaires. Les ouvriers - dans l'industrie et les petites entreprises - sont surreprésentés chez les hommes.

L'essentiel des résidents dans les zones rurales appartient aux classes populaires

Les femmes sont plutôt employées dans des secteurs précarisés, souvent à temps partiel, comme l'aide à la personne ou dans les Ehpad, et sont majoritaires dans les services publics. Il y a aussi une part importante d'artisans, de commerçants et bien sûr une population retraitée.

Pourquoi le sujet du prix du carburant est-il si sensible dans cette population ?

Il faut mesurer la place qu'occupe la voiture dans leur vie. Fini l'usine ou la petite entreprise à côté de la maison. Les ruraux doivent de plus en plus travailler à des dizaines de kilomètres de chez eux et il n'y a plus ou peu de transports publics. Les services sont aussi plus éloignés. La crèche est dans un village voisin, l'école dans un autre, le supermarché dans un troisième… Les cercles amicaux aussi se sont élargis et l'on se reçoit souvent chez les uns et les autres.

Tous ces trajets se font en voiture. C'est donc un objet très important. On n'est plus dans l'ostentatoire même si l'on n'hésite pas à s'endetter pour une voiture en bon état (voire deux pour un couple). Y compris si vous êtes précaire, c'est la norme de posséder une voiture pour avoir un emploi et une vie sociale.

La mobilisation des gilets jaunes ne vous a donc pas surpris ?

Je suis assez surpris de l'ampleur qu'elle a prise sur les réseaux, mais je ne suis pas surpris que la colère se soit focalisée sur le prix du carburant et les taxes. Elle a commencé à monter au printemps, quand a été décidée la diminution de 90 à 80 km/h de la limitation de vitesse, qui alimentait le sentiment d'être « des vaches à lait », que l'on paye des impôts sans contreparties, etc. Il y a par exemple des groupes Facebook où on se signale les contrôles routiers, c'est une entraide contre ce qui est assez largement considéré comme une forme de racket organisé par l'Etat central, depuis Paris…

Vous parlez de Facebook. Un des éléments marquants des gilets jaunes, c'est le rôle des réseaux sociaux dans la mobilisation. Ils occupent une place importante dans la France rurale ?

Non seulement les ruraux sont mobiles, mais ils sont très connectés. Surtout sur Facebook. Les bars ferment, les associations sont de moins en moins actives, on ne peut pas se voir tout le temps, donc le réseau social permet de garder le contact, mais aussi d'entretenir l'interconnaissance, de savoir ce qui se passe dans le coin et ce que font les autres.

Ce n'est pas un mouvement ouvrier. C'est un mouvement interclassiste

Et puis Facebook libère la parole de ceux qui ne sont pas ou peu représentés dans les institutions politiques. Maintenant, je ne sais pas si tous ceux qui disent sur Facebook qu'ils vont se mobiliser seront de sortie ce samedi et les jours suivants.

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Vous évoquez la surreprésentation des ouvriers et employés dans la France rurale. La contestation actuelle est-elle une contestation de classe ?

Ce n'est pas un mouvement ouvrier. C'est un mouvement interclassiste. Les expressions de « gaulois réfractaires », « vrais gens », « automobilistes », « peuple » gomment les appartenances de classe et ont de fait un certain succès. Parmi les ruraux, beaucoup travaillent dans de petites entreprises, ce qui contribue à brouiller les frontières de classe, le week-end, il n'est pas rare de jouer au foot ou de se retrouver à la chasse avec son patron.

Quelle place occupent les partis politiques dans le monde rural ?

Ils sont plutôt absents et ne sont pas réclamés par la population. J'ai enquêté dans le Grand Est, dans des secteurs ancrés à droite. L'affinité avec l'extrême droite n'est désormais plus taboue. Mais cela ne veut pas dire que le Rassemblement national y est présent au quotidien. Vous pouvez avoir tel ou tel qui soutient ouvertement Marine Le Pen, mais de là à prendre sa carte et militer…

Contre le fait de se rattacher à un mouvement politique, il y a une forte valorisation de l'esprit critique et de l'autonomie en général. Contrairement à ce que certains pensent, il ne s'agit pas d'une dépolitisation. Les discussions politiques sont importantes, mais elles ne s'accompagnent pas d'un engagement dans telle ou telle organisation, et elles ne trouvent pas écho dans les thématiques généralement développées par les politiciens. Avec le carburant, les personnes mobilisées valorisent le fait de s'occuper des « vrais problèmes ».

Quelles relations entretiennent les salariés ruraux avec les syndicats ?

Dans le Grand Est, où les plus grandes usines ont été démantelées, les syndicats restent difficilement implantés. Et la mobilisation des gilets jaunes a d'ailleurs cette spécificité : elle ne porte pas sur le travail. Même si, au fond, tous les déplacements rendus nécessaires dans la vie quotidienne ainsi que la baisse du pouvoir d'achat sont dus en grande partie aux restructurations du marché du travail. Ce qui devient structurant et qui politise dans le mouvement des « gilets jaunes », c'est un mode de vie tout entier qui est lié à l'utilisation quotidienne et contrainte de la voiture, pour des populations qui ont déjà le sentiment d'être surtaxées par l'Etat.

Peut-on être un rural en gilet jaune et écolo ?

Tout dépend de ce qu'on entend par écolo, car ils ne se retrouvent pas trop dans les écologistes qui rassemblent plutôt des urbains diplômés, évoquent notamment le véganisme ou l'interdiction de la chasse… Néanmoins, les ruraux ont tendance à se sentir concernés par le niveau des nappes phréatiques ou les cancers que peuvent provoquer des pesticides, de même qu'ils valorisent le fait de garder propre la nature environnante. Aussi l'argument écologiste du gouvernement est largement perçu comme une manière de punir les petits pollueurs plutôt que les gros.

Leïla de Comarmond

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