On vous présente souvent comme "la plus belle voix du monde". Cela vous gêne-t-il?

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Il faudrait être bien hypocrite pour être gênée ! Pourtant, je ne pense jamais à cette idée du beau car, au bout de cinq minutes, une belle voix, si elle n'est que cela, est ennuyeuse. Moi, je m'attache à l'interprétation, à la vérité dramatique, au jeu scénique, à l'intelligence musicale et à l'éclectisme de ce métier. L'inspiration ne me vient pas seulement de la musique, mais aussi du théâtre et du cinéma: j'ai beaucoup d'admiration pour le travail des grands comédiens. Comparés à eux, nous, chanteurs d'opéra, sommes des poupées de sucre. De toute façon, je ne peux pas changer ma voix: je suis née avec elle, même si elle a été longtemps cachée et rebelle.

C'est-à-dire?

Quand j'étais jeune, personne ne m'a jamais dit que j'avais une belle voix. Jamais. Même pas mes parents, qui étaient pourtant professeurs de chant. Mes aigus étaient couverts, tendus, stridents, à l'exception de deux ou trois notes. Mon professeur de chant me répétait: "Tu pourrais peut-être devenir cantatrice, car tu es maligne. Seule l'intelligence musicale pourrait t'aider. Car tu n'as pas la voix." C'était difficile à entendre, mais c'est à cause de cette remarque que j'ai travaillé comme une folle.

Quel a été votre secret?

Je n'ai pas de secret, sinon la technique. Vocalement, j'ai eu de sérieux problèmes, et sans technique ma carrière aurait été finie. A cause du stress, de la pression, du style de vie ou des problèmes sentimentaux, ils sont inévitables.

Que faut-il de si spécial pour arriver en haut de l'affiche?

Le prix à payer est très cher. Vous ne devez vous lancer que si quelque chose vous pousse à le faire. Quelque chose de plus grand que tout. La volonté et le talent ne suffisent pas. J'étais portée à me dépasser. Venant d'un milieu modeste d'immigrés d'Europe centrale, j'avais sans doute une revanche à prendre. Mais j'ai failli tout arrêter.

Qu'est-ce qui vous a fait tenir?

Ni mon amour de la musique, ni l'accueil du public. J'ai rencontré la grande soprano Leontyne Price, qui m'a beaucoup aidée en me parlant de son expérience. Tout à coup, j'avais un exemple à suivre.

Pensez-vous toujours à votre voix?

Non, je ne pourrais pas vivre en étant obsédée par ma voix. Avant les représentations, évidemment, je suis nerveuse et je m'inquiète du bon déroulement du spectacle. C'est un problème récurrent qui peut me rendre très malheureuse, en particulier lors des premières. Mon seul "truc", c'est la préparation. D'où mon côté perfectionniste, excessif peut-être, mais qui finit par me rassurer.

Est-ce pour cette raison que dans Haunted Heart, un disque où vous chantez du jazz, on ne reconnaît plus votre voix?

Oui, c'est ce que je voulais. J'avais choisi des tonalités assez basses de façon à proscrire tout effet lyrique. Un chanteur d'opéra doit pouvoir projeter sa voix naturellement sans micro dans un espace gigantesque, mais pour le jazz, il faut murmurer. C'est très intime. J'ai voulu chanter pour une seule personne. Ce qui fut d'ailleurs très naturel pour moi car j'ai débuté comme chanteuse de jazz, au sein d'un trio.

Si vous regardez votre carrière, que referiez-vous différemment?

Mon Dieu, tant et tant... ! J'ai eu tendance à apprendre certaines choses sur le tard. Et très lentement. Je fais deux pas en avant, un pas en arrière. Rien n'a été facile. J'ai perdu du temps en endossant les choix des autres et en acceptant ce qu'on me proposait sans me sentir vraiment responsable de mes actes. J'ai heureusement changé. Ecrire mon autobiographie [Une voix, chez Fayard] m'y a aidée. J'ai enfin eu l'impression d'être devenue adulte.

Avec l'expérience, diriez-vous qu'il est plus facile d'arriver à un certain niveau que d'y rester?

Oui, sans hésiter. Je ne le croyais pas au départ. Je me disais: "C'est tellement difficile d'y arriver qu'une fois qu'on est en haut, on y est !" Erreur. D'autres problèmes se posent: notamment garder sa voix et la confiance en soi. Autrefois, le public pouvait suivre un artiste pendant trente ou quarante ans ; il y avait une forme de loyauté. Aujourd'hui, il faut en permanence éveiller son intérêt et le surprendre. Ce qui est d'ailleurs très stimulant: travailler, découvrir et apprendre aiguisent le plaisir artistique. Lorsque je trouve un nouveau répertoire, je suis comme une enfant qui pénètre sur un nouveau terrain de jeux. Chanter est une quête permanente.

Vous avez débuté avec le répertoire de Mozart, puis vous l'avez abandonné: est-ce un hasard ou un choix?

Un choix. Il y a des airs que j'ai arrêté de chanter parce qu'ils étaient trop durs pour mes nerfs. A un moment, je me suis demandé pourquoi je me mettais dans des situations pareilles. Mozart était au coeur de ce questionnement : sa musique est la plus difficile qui soit. Elle vous pousse plus loin et plus haut que tout, elle est la plus exigeante en termes de pureté et de clarté du son. Cette idée de perfection quasi inaccessible m'a hantée jour et nuit pendant des années. Jusqu'au moment où je me suis réveillée un matin en me disant : "Fini cette pression, fini Mozart." Je préfère me concentrer sur Strauss.

Pourquoi?

Ses lignes vocales sont plus longues, plus onctueuses, plus libératrices. Et même si l'orchestre est parfois chargé, il vous enveloppe et vous supporte davantage. On ne se sent jamais nue avec Strauss. Je me rappelle une conversation avec la soprano Mirella Freni, il y a quelques années, qui m'a fait relativiser mes angoisses: "Renée, m'a-t-elle dit, il y a des rôles que je ne chante pas à cause d'une seule note !" Sa remarque m'a allégée d'un grand poids: envolé, ce sentiment de culpabilité!

Mozart est pourtant le compositeur que les étudiants chantent le plus...

Eh bien, c'est de la folie: ils devraient privilégier Haendel et le répertoire baroque, tellement plus fluide. Pour autant, je dois à Mozart ma longévité et ma santé vocale. Sans mes dix années passées à le chanter sans cesse, je serais aujourd'hui finie. Mozart a été mon professeur de chant pendant tout ce temps et m'a donné les bases: si on peut lui survivre, on peut survivre à tout.

Quel a été votre rôle le plus dur?

Celui de Blanche Dubois dans Un tramway nommé désir, l'opéra d'André Previn d'après Tennessee Williams. Ce personnage de folle me permettait d'exprimer sur scène ma part de névrose personnelle, mais chaque représentation me laissait psychologiquement dans un état misérable. Chaque soir, je vous assure, je priais pour arrêter. Je faisais tout pour tomber malade : je sortais sous la pluie, criais dans la rue, me promenais sans écharpe, m'asseyais à côté de personnes enrhumées... et rien ! C'était presque frustrant. Cela dit, avec le recul, j'adore la pièce, le rôle, et l'opéra tient vraiment la route. Je vais d'ailleurs le reprendre.

Qu'est-ce qui a changé ces trente dernières années, entre vos débuts et aujourd'hui?

D'abord, je constate que l'art lyrique est plus populaire. Les diffusions d'opéras dans les cinémas, que j'aime tant présenter quand je le peux, apportent des milliers de nouveaux spectateurs. Autre changement : sous l'influence du théâtre et du cinéma, l'image de l'opéra a évolué ; elle est devenue plus moderne. D'une manière générale, notre sensibilité a changé et nous avons besoin de nouvelles oeuvres pour explorer ces changements.

Est-ce pour cette raison que vous venez d'accepter d'être conseillère artistique de l'Opéra de Chicago?

Oui. Ma première initiative est justement d'avoir commandé une nouvelle oeuvre au compositeur péruvien Jimmy Lopez: Bel Canto, d'après le best-seller d'Ann Patchett, sera joué lors de la saison 2015-2016. Le livre comme l'opéra reviennent sur la crise de Lima, dans les années 1990, où un groupe révolutionnaire prit en otage les occupants de l'ambassade du Japon pendant près de cent trente jours. Parmi eux figurait une cantatrice -le personnage principal. Je pense que ce sera un bon opéra.

Qu'est-ce qu'un "bon opéra"?

C'est avant tout une histoire forte et des personnages capables de créer sur scène une forme de catharsis. Et, bien sûr, une musique captivante.

Pourtant, l'opéra contemporain fait souvent peur au public...

Oui, très peu de nouvelles oeuvres se sont imposées depuis soixante ans, mais les choses changent depuis quelque temps. Le grand compositeur John Adams, l'auteur de Nixon in China, a montré la voie. Il est possible de rester fidèle à la grande tradition lyrique sans être académique, grâce à une instrumentation renouvelée, l'utilisation intelligente de la technologie moderne, l'intégration du travail théâtral d'aujourd'hui et même, pourquoi pas, l'influence d'une partie de la musique pop.

Mais le lyrique est un genre où il y a tellement de ratages!

Oui, et cela s'explique. Le genre lyrique est certainement la forme artistique la plus complexe qui soit : un seul élément déraille et tout s'effondre. C'est aussi pour cela que c'est si excitant!

L'opéra américain semble avoir une couleur particulière. Est-ce dû à la langue?

Avec mes parents, j'ai commencé par chanter des airs américains. Je me figurais que cela venait d'une très longue tradition, alors que c'était au contraire quelque chose de tout à fait récent ! Ce n'est donc pas une question de langue. Notre force, à nous Américains, vient du fait que nous n'avons pas de tradition pesante, ce manteau très lourd que portent les artistes européens : face à la création musicale, nous pouvons faire des suggestions aux compositeurs, nous adresser à eux directement.

Qu'allez-vous faire d'autre à Chicago?

J'y développe aussi le Renée Fleming Initiative, un programme d'initiation et d'éducation destiné aux jeunes. J'y donne des master classes. J'espère être à mon tour en mesure de leur fournir un modèle. Certains d'entre eux voudront poursuivre une carrière de chanteur professionnel. Je tente de leur donner confiance en eux. Chanter est un immense bonheur: on met de la lumière dans la musique que l'on aime. Mais se produire en public est un défi que peu de gens arrivent à supporter.

Vous voyez-vous un jour directrice d'Opéra?

Peut-être, mais pas tout de suite. Où en sera ma voix dans cinq ans ? Pourrai-je encore continuer longtemps à chanter ? J'ai 53 ans et je n'en sais rien.

Finalement, qu'avez-vous le mieux réussi dans votre vie?

Mes filles !

Seront-elles chanteuses?

Je ne le crois pas. La plus jeune a 16 ans, elle est au lycée. L'aînée, qui en a 19, possède une fabuleuse voix d'opéra. Mais je ne veux pas lui imposer ma vie. Ni lui faire espérer une carrière sans doute impossible. Je crois que mon exemple l'a immunisée. Trop peu de vie privée.

Qu'aimeriez-vous que Dieu vous dise en arrivant au ciel?

"Rassurez-vous, je ne vais pas vous demander de continuer à chanter pour nous." Je veux bien être "la plus belle voix du monde", mais pour une vie seulement !

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