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Refus d'adhésion de la Turquie dans l'UE, Libye, Grèce… L'escalade des tensions franco-turques en 5 épisodes
LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

Refus d'adhésion de la Turquie dans l'UE, Libye, Grèce… L'escalade des tensions franco-turques en 5 épisodes

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Après les propos du président turc Recep Tayip Erdogan, mettant en doute la "santé mentale" d'Emmanuel Macron, la France a rappelé son ambassadeur en Turquie ce 25 octobre. Une période de tension intense, mais loin d'être isolée au regard des relations diplomatiques houleuses entre les deux pays depuis 2001.

La température ne cesse de grimper. Ce lundi 26 octobre, Ankara a franchi une nouvelle étape dans la montée des tensions avec Paris. Recep Tayip Erdogan a appelé ses compatriotes à boycotter les produits français. "Tout comme en France certains disent 'n'achetez pas les marques turques', je m'adresse d'ici à ma nation : surtout ne prêtez pas attention aux marques françaises, ne les achetez pas", a-t-il martelé lors d'un discours. Avec cet appel, Erdogan rejoint la liste des pays qui, à la suite de propos d'Emmanuel Macron sur le droit de caricaturer Mahomet, réclament le boycott des marques françaises.

.La discorde est vive entre les deux pays mais ces incidents sont loin d'être isolés dans l'histoire des relations franco-turques. Le point en 5 épisodes.

Épisode 1 : 2001, la reconnaissance du génocide arménien

En 2001, Jacques Chirac promulgue une loi déclarative reconnaissant le génocide arménien de 1915. Les réactions populaires et officielles ne se font pas attendre en Turquie. Le gouvernement convoque l'ambassadeur de France à Ankara. Manifestations et appel au boycott des produits français pleuvent. Le pays annule un contrat d'armement d'environ 200 millions de dollars avec la France.

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La brouille ne dure pas. "À l’époque, les relations entre Paris et Ankara étaient fondées sur des bases solides, notamment en raison du travail diplomatique des mandats de Mitterrand et de Chirac note Didier Billon directeur adjoint de l'Iris. Cette bonne entente a empêché une extension de l'incident."

L'attitude de Jacques Chirac à l'égard de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne renforce cette bonne entente. En décembre 2004, à la veille d'un sommet décisif, le président français livre un message à l'adresse de ses détracteurs, notamment issus de son camp politique. "La France et l'Europe ont tout intérêt à ce que la Turquie les rejoigne", déclare-t-il dans une allocution aux Français. Une entrée sous conditions : le processus prendra "probablement dix ou quinze ans", a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse à Bruxelles, quelques jours plus tôt.

Épisode 2 : le refus d'adhésion de la Turquie dans l'UE de Nicolas Sarkozy

L'adhésion n'aura pas lieu sous les "dix ou quinze ans" prévus par Chirac. Avec son successeur, le processus prend un sacré coup de froid. Dès 2006, alors même qu'il n'est pas encore au pouvoir, le président de l'UMP, Nicolas Sarkozy, entend faire de l'adhésion de la Turquie à l'UE l'un des thèmes de la campagne présidentielle. À l’époque, les négociations entre Bruxelles et Ankara, entamées en octobre 2005, sont déjà en train de geler.

Sarkozy choisit pourtant de remettre le sujet dans la lumière : "Ce sera l'un des débats qu'il y aura en France", estime-t-il. "L'hostilité à peine cachée de Nicolas Sarkozy envers les Turcs relevait de ressorts liés à la politique intérieure", décrypte Didier Billon. Le futur candidat de la droite marque avec ce sujet sa différence avec Jacques Chirac et, surtout, avec sa future adversaire, Ségolène Royal : "Les socialistes sont pour l'adhésion de la Turquie, moi pas".

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À l'Élysée, Sarkozy ne changera pas d'opinion. Interviewé par l'Express en 2011 à l'occasion d'une visite du président français à Ankara, Sinan Ülgen, ancien diplomate turc, analyse : "On (le) tient responsable de vouloir couper ce lien entre l'Europe et la Turquie, alors que les Turcs en ont encore besoin pour transformer leur société vers un modèle plus occidental. La déception envers (lui) est d'autant plus grande que les valeurs républicaines et laïques françaises ont fortement inspiré la république turque."

Épisode 3 : l'accalmie du mandat Hollande

En 2012, à l'arrivée de François Hollande à l'Élysée, les relations se détendent. Pour la première fois en vingt-deux ans, en 2014, un président français met officiellement le pied sur le sol turc. Hollande n'hésite pas à écorner son prédécesseur, expliquant vouloir "sortir de l'impasse dans laquelle la France à l'époque avait conduit cette relation" ainsi que d'une "relation bilatérale qui s'était dégradée et révélée particulièrement inefficace". Plus tard cette année-là, Recep Tayyip Erdogan et François Hollande affichent leur entente sur le dossier syrien.

La question de l'adhésion de la Turquie à l'UE est abordée. Mais une fois encore, la discussion ne débouchera sur rien. "L'espoir d'une amélioration durable a été douché par l'arrêt d'éventuelles initiatives françaises ensuite, analyse Didier Billon. À chaque nouvelle crise, la relation franco-turque se dégrade un peu plus et il devient plus difficile de reconstituer celle que nous avions."

Épisode 4 : les conflits stratégiques de la Libye aux eaux grecques

Les dissensions qui agitent le mandat d'Emmanuel Macron seront nombreuses. Un an après son élection, Emmanuel Macron froisse Ankara en recevant à l'Élysée une délégation des Forces démocratiques syriennes (FDS), contre lesquelles la Turquie mène des opérations militaires depuis plusieurs mois. Le président turc s'agace et accuse son homologue français "d'encourager" les "terroristes" en les "accueillant au palais de l'Élysée".

Un an plus tard, ses propos deviennent encore plus virulents, cette fois au sujet de l'Otan. Erdogan s'en prend violemment à Macron, qui avait jugé dans un entretien à The Economist l'organisation militaire en état de "mort cérébrale". Réplique du président turc : "Fais d'abord examiner ta propre mort cérébrale".

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Sur le terrain, les choses s'enveniment. En Libye, la Turquie accuse la France de soutenir le maréchal Khalifa Haftar, opposé au gouvernement libyen d'entente nationale, reconnu par la communauté internationale et soutenu par Ankara. En juin 2020, un navire de guerre français, le Courbert, entend inspecter un navire turc pour faire respecter l'embargo sur les armes en Lybie. Le bâtiment français est alors visé par une tentative d'intimidation : "Les frégates turques interviennent et illuminent Le Courbet à trois reprises avec leur radar de conduite de tir", décrit l'état-major français. Une manœuvre militaire habituellement destinée à faire un dernier repérage avant un tir.

Il n'y aura pas de tir mais l'escalade se poursuit dans les semaines suivantes. L'arrivée d'un navire turc dans les eaux territoriales grecques pousse la France à prendre position. Paris entame des exercices militaires conjoints avec la Grèce. Début septembre, Emmanuel Macron appelle ses partenaires européens à "être clairs et fermes avec le gouvernement du président Erdogan qui, aujourd’hui, a des comportements inadmissibles", insistant sur le fait que la Turquie n'est "plus un partenaire dans cette région".

Épisode 5 : un conflit idéologique autour du séparatisme

Début octobre, Erdogan dénonce comme une provocation les déclarations de son homologue français concernant le "séparatisme islamiste" et le besoin de "structurer l'islam" en France. Plusieurs points sont susceptibles d'irriter le chef d'État turc, à l'exemple de l'interdiction de la formation des imams à l'étranger, ou le contrôle renforcé du financement des mosquées. "Pour Ankara, qui cherche à se poser en leader de la région, notamment face à l'Arabie saoudite, ce discours a été vu comme une occasion de se positionner vis-à-vis aux populations de confession musulmane", note Jean Marcou, directeur des relations internationales de l'Institut d'études politiques de Grenoble.

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Après l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine, Erdogan récidive, de façon plus violente encore. "Tout ce qu'on peut dire d'un chef d'État qui traite des millions de membres de communautés religieuses différentes de cette manière, c'est : allez d'abord faire des examens de santé mentale", déclare-t-il dans un discours télévisé le 24 octobre. "Erdogan sait très bien que l'assassinat de Samuel Paty, vu comme une blessure profonde dans une France attachée à ses hussards noirs, représentants de la laïcité, n'a pas rencontré un écho aussi grand ni dans son pays, ni à l'international, décrypte Jean Marcou. Il peut dès lors se permettre de dénoncer ce qu'il présente comme une surenchère du président français contre une religion."

L'Élysée choisit de rappeler son ambassadeur à Ankara en France pour "consultations". La relation avec la Turquie paraît exsangue. "Le plus inquiétant étant que le conflit entre les deux pays est en train de muer, s'alarme Didier Billon. D'une confrontation stratégique - en Méditerranée orientale, en Libye -, le conflit est en train de se doter de référents idéologiques. Ce qui le rendra d'autant plus difficile à résoudre."

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne