A man holds up a sign reading "Meager savings for grand damages" on July 13, 2013 in a street in Avignon during a demonstration by temporary performing arts workers called for by the arts division of the French CGT union. The demonstrators were protesting against "the amputation" of credits from the Culture Minsitry. AFP PHOTO / ANNE-CHRISTINE POUJOULAT

En juillet 2013, des intermittents manifestent à Avignon. Le jour même, Michel Sapin les rassure sur la pérennité du régime.

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C 'est l'histoire d'une entourloupe passée quasiment inaperçue. D'un scandale à 1 milliard d'euros qui n'en est plus un. D'un tour de magie signé Michel Sapin et Aurélie Filippetti, avec l'aimable complicité de quelques députés amis.

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A la veille de l'ouverture des négociations sur l'assurance-chômage, le 17 janvier, le dossier des intermittents du spectacle - omniprésent ces dix dernières années, responsable de l'annulation du Festival d'Avignon en 2003 - est enterré. Alors que les partenaires sociaux doivent résorber un déficit annuel de 4 milliards d'euros, personne ne s'agite, ni pour réclamer, sinon la disparition des fameuses annexes 8 et 10, au moins un durcissement des règles. Ni pour défendre ce régime dérogatoire.

Quand les socialistes arrivent au pouvoir, en mai 2012, ils héritent d'une situation bien embarrassante pour eux. La Cour des comptes vient de dénoncer, dans son rapport annuel, "la persistance d'une dérive massive" du régime. Elle chiffre le déficit, colossal : 1 milliard d'euros, "soit un tiers du déficit de l'Unedic pour 3 % des demandeurs d'emploi". Rond, facile à mémoriser, le montant s'installe dans les esprits. L'idée d'un système scandaleusement avantageux se renforce.

La réforme de 2003 est dans toutes les têtes

Les nouveaux gouvernants s'inquiètent. Eux qui se targuent d'être les amis des artistes savent à quel point le régime des intermittents est vital pour la très grande majorité de ses 100 000 bénéficiaires. Cécile est violoncelliste. Depuis avril dernier, elle compte. Ses cachets, ses concerts, ses heures. Son but ? Atteindre ce fameux quota de 507 heures qui lui permettra de retrouver son statut d'intermittente, perdu il y a dix mois en même temps qu'un engagement régulier. Fin janvier, elle devrait enfin renouer avec un revenu un peu plus confortable - 2200 eu ros mensuels, cumul de ses concerts et de ses allocations de chômage.

Dès l'été 2012, une poignée de socialistes sent poindre le danger, même si la convention d'assurance-chômage ne vient à échéance que fin 2013. Ils le savent, le Medef se fera un plaisir de démarrer ces négociations en dénonçant le "milliard des intermittents"; la CFDT milite de longue date en faveur d'une réforme des annexes 8 et 10 : pour elle, la culture ne doit pas être financée par les cotisations des salariés mais par le budget de l'Etat.

Si ces deux-là venaient à s'acoquiner, la situation deviendrait ingérable. Le souvenir de la réforme de 2003, et de la grande crise qui s'en était suivie, est dans toutes les têtes. Il faut profiter des dix-huit mois à venir pour déminer, déminer, déminer...

A la mi-juillet, François Hollande fait un passage remarqué au Off d'Avignon, une déclaration d'amour au monde de la culture. Il faut maintenant donner des preuves. L'Assemblée nationale lance une "mission d'information sur les conditions d'emploi dans les métiers artistiques".

L'intitulé est alambiqué, l'objectif très clair : protéger le statut des intermittents du spectacle. Consigne a quand même été donnée de terminer les travaux au mois d'avril au plus tard. On ne sait jamais, il ne faudrait pas enflammer les festivals de l'été avec une proposition malheureuse.

"Ce ne serait pas bien si vous étiez autoentrepreneurs?"

A raison d'une matinée par semaine, syndicalistes, économistes, artistes, patrons de l'audiovisuel public ou professionnels du cinéma... défilent à l'Assemblée. Le socialiste Jean-Patrick Gille, désigné rapporteur, et l'UMP Christian Kert, propulsé président parce que très impliqué dans le dossier depuis 2003, enchaînent plus de 250 auditions. Très influente, la CGT-spectacle est entendue à quatre reprises.

Le Medef, lui, décline les propositions de rencontres : l'organisation patronale se déchire alors autour de la succession de Laurence Parisot, elle n'a pas besoin d'un nouveau psychodrame sur un sujet aussi sensible. En son absence, les employeurs du secteur - et notamment la Fédération des entreprises du spectacle vivant, de la musique, de l'audiovisuel et du cinéma (Fesac) - prennent le relais... pour défendre le régime des intermittents. Non membres du Medef, ils ne sont pas tenus par ses orientations,

Au début de l'année 2013, la mission patine. Denis Gravouil, de la CGT-spectacle, commence à s'inquiéter : "Les députés nous ont demandé des trucs un peu bizarres comme : "Ce ne serait pas bien si vous étiez autoentrepreneurs? Si on changeait les règles, vous vous adapteriez, non ?""

En janvier, la Cour des comptes persiste et signe dans un nouveau rapport : les intermittents, c'est 1 milliard d'euros, c'est très favorable et c'est sans équivalent ailleurs. Les vieilles querelles se réveillent. Les syndicats s'étonnent publiquement du profil de l'un des conseillers de la Rue Cambon chargé du dossier : Michel de Virville ne fut-il pas président de l'Unedic au titre du Medef début 2008 ? Ses travaux sont-ils vraiment neutres?

La Coordination des intermittents et précaires d'Ile-de-France riposte par un film diffusé sur les réseaux sociaux. Tableau noir, cercles, courbes... la forme se veut pédagogique et la conclusion, sans appel : "Le déficit des annexes 8 et 10 n'existe pas." En quinze jours, le film est visionné 100000 fois.

Filippetti et Sapin défendent le statut des intermittents

Il faut deux ministres pour ramener le calme. Le mardi 26 février, en fin d'après-midi, Aurélie Filippetti et Michel Sapin s'installent dans la salle Lamartine à l'Assemblée. Les bancs sont quasi déserts. La ministre de la Culture n'apprécie pas et le dit. Ce sera son seul éclat. Le message est ensuite sans surprise : il faut préserver un système créateur d'emplois, tout en luttant contre les abus.

La partition de Michel Sapin est plus inattendue. Petit un, explique le ministre du Travail, il n'y a pas lieu de dramatiser la situation financière du régime d'assurance-chômage en général. Petit deux, le système de l'intermittence est en avance, il est même un modèle dans un monde du travail où se développent les contrats précaires. Petit trois, pour toutes ces raisons - et quelques autres - le gouvernement n'a aucune volonté de remettre en question ce régime spécifique. Dans la bouche d'un poids lourd politique, très proche de François Hollande, le propos sonne comme une garantie.

Du côté de la Coordination des intermittents, on savoure. Le ministre du Travail a repris ses arguments quasiment mot à mot. A la CFDT, on tombe des nues : à six mois de l'ouverture de la négociation, le syndicat réalise que la réforme est devenue impossible. Le Medef, lui, ne veut pas se résigner. Le déficit de l'Unedic doit atteindre 4 milliards d'euros fin 2013, autant en 2014, et la dette cumulée frôle les 18 milliards d'euros. Non, décidément, il faut réagir.

Le patronat n'est pas au bout de ses surprises. A la mi-avril, le rapport Gille-Kert est achevé. Il évite les sujets les plus sensibles : pas de bilan de la réforme de 2003, trop polémique; pas de distinction entre artistes et techniciens, susceptible de déclencher une vigoureuse réaction. Juste quelques propositions de bon sens comme l'obligation de proposer un CDI au-delà d'un quota d'heures pour lutter contre les abus dans l'audiovisuel. Et une bombe glissée au bas de la page 213. Quatre lignes où l'on apprend que le régime des intermittents du spectacle ne coûte pas 1 milliard d'euros par an, mais... 320 millions d'euros.

L'énorme écart entre les deux chiffrages tient au mode de calcul. La Cour des comptes mesure la différence entre les cotisations et les allocations chômage des seuls intermittents. Le rapport parlementaire évalue, lui, le surcoût des règles spécifiques appliquées aux intermittents par rapport aux salariés lambda. Les méthodes peuvent se défendre, mais la seconde s'appuie sur un chiffrage un peu baroque.

"Personne ne sait d'où l'Unedic sort ce calcul, glisse un bon spécialiste du dossier. Il omet, en outre, tous les frais fixes de l'assurance-chômage, comme les intérêts de la dette..." La critique est vite balayée. Le texte est adopté à l'unanimité : même la droite a avalé la couleuvre.

La Cour des comptes persiste et signe sur les dérives du système

Christian Kert joue, dans cette phase, un rôle crucial. Inlassablement, dans les réunions de l'UMP, il écarte les doutes de ses collègues et plaide l'apaisement. Il n'est pourtant pas lui-même totalement convaincu de la véracité du chiffrage. Mais renverser la table, dit-il, ne mènerait qu'au blocage total du dossier. Mieux vaut avancer à petits pas. "Le rapport n'est peut-être pas une oeuvre de haute tenue, mais c'est une oeuvre utile, reconnaît-il. Il fallait démythifier ce milliard de la Cour des comptes."

La CGT-spectacle a bien compris l'intérêt de cette nouvelle évaluation, qu'elle utilise comme outil de communication. Partout, tout le temps. Au bureau de l'Unedic où il siège pour son syndicat, Denis Gravouil s'amuse. Le représentant du Medef évoque un rapport positif sur la création de Pôle emploi ? Lui en profite pour parler de tout autre chose et citer le travail parlementaire. Il insiste pour que son intervention figure au procès-verbal. Une fois, deux fois, trois fois, si nécessaire.

Michel Sapin, lui aussi, assure le service après-vente. A la mi-juillet, à Avignon, le ministre du Travail s'invite dans une rencontre entre Aurélie Filippetti et une vingtaine d'organisations culturelles. L'échange se tient à huis clos, mais les propos de Jean Voirin, alors secrétaire général de la CGT-spectacle, à la sortie, ne laissent pas de place au doute. "Il a dit que s'il y avait des difficultés dans la négociation avec le Medef à l'automne, ses services prendraient leurs responsabilités." Que demander de plus?

Que ces fichues négociations démarrent enfin ! Initialement programmées en septembre, elles sont sans cesse repoussées. Syndicats et patronat sont mobilisés sur la formation professionnelle. L'assurance-chômage attendra... Avec le risque que les effets bénéfiques du rapport Gille-Kert s'évaporent. Il y a bien, au Sénat, un groupe de travail sur l'intermittence, mais il n'a ni la portée ni l'écho de celui de l'Assemblée.

A l'automne, la belle histoire entre les artistes et leurs amis socialistes se dégrade. La présentation du budget du ministère de la Culture - en nette baisse - sème le doute. Fin novembre, la Cour des comptes fait un retour remarqué avec un document de huit pages intitulé "Le régime d'indemnisation du chômage à l'issue des emplois précaires".

La position est moins radicale que par le passé, mais le chiffre de 1 milliard d'euros figure toujours en bonne place et les critiques persistent sur les dérives engendrées par le système, en particulier dans l'audiovisuel. L'exemple de Damien, réalisateur de documentaires pour la télé, les illustre. Quand ses employeurs ne prennent pas un film qu'ils ont commandé, ils se justifient : "De toute façon, tu vas toucher les Assedic."

Pour tout arranger, le Medef s'en mêle. Le 17 décembre, Pierre Gattaz, son président, lâche : "Rien n'est tabou. Tout est à mettre sur la table." Peu après, le Sénat livre ses propositions. Il défend le régime, mais suggère de demander des efforts aux intermittents. Pas grand-chose, quelques heures en plus pour avoir droit au statut... Pourtant les esprits s'échauffent. Le comité de suivi, créé après la crise de 2003 avec des parlementaires Verts, socialistes et communistes et des représentants du secteur culturel, est réactivé et décide d'un point presse pour le 15 janvier.

A l'approche de la négociation sur l'assurance-chômage, chacun hausse le ton. Pratique assez classique. Pour beaucoup, c'est aussi la seule occasion de se faire entendre. A l'exception de la CGT-spectacle, aucun des acteurs directement concernés par l'intermittence ne participe aux discussions. Mais, à part ces quelques moulinets, rien d'inquiétant.

Bien qu'il s'en défende, Jean-Patrick Gille n'a pas seulement fait tomber la fièvre, il a aussi congelé le débat. Au point que même des propositions consensuelles (comme le plafonnement du cumul entre revenu d'activité et allocation chômage) pourraient être enterrées de peur de réveiller les mauvais démons. Reste à tenir bon jusqu'au 31 mars, date de la fin des négociations. Un peu plus de deux mois pour confirmer les talents de prestidigitateur de Michel Sapin. 1 milliard. Quel milliard?

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