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Paradis fiscaux : le double langage de Londres

Organisant un grand sommet anticorruption jeudi, Londres met – un peu – la pression sur ses propres paradis fiscaux. Pas assez, estiment les critiques.

Par  (Londres, correspondance)

Publié le 09 mai 2016 à 19h12, modifié le 12 mai 2016 à 08h11

Temps de Lecture 7 min.

Des boîtes aux lettres utilisées par des sociétés écrans dans les îles Caïmans en 2012, un paradis fiscal sous souveraineté britannique.

Viendront, viendront pas ? Alors que le Royaume-Uni organise ce jeudi 12 mai un grand sommet international anticorruption, dans la foulée du scandale des « Panama papers », et veut s’ériger en leader mondial de la lutte contre l’évasion fiscale, il risque d’y avoir d’importants absents autour de la table : les paradis fiscaux du giron britannique eux-mêmes. Les quatorze territoires d’outre-mer (îles Caïmans, îles Vierges britanniques, Bermudes…) et les trois dépendances de la Couronne (Jersey, Guernesey et l’île de Man) traînent les pieds et n’ont aucune envie de venir se faire taper sur les doigts en public. « Nous sommes en discussion avec [ces territoires] et nous nous attendons à ce qu’un certain nombre d’entre eux se joignent au sommet », explique Downing Street, restant vague.

L’affaire résume bien l’ambivalence de Londres. Depuis quelques années, le Royaume-Uni a fait de la lutte contre l’évasion fiscale une priorité affichée. Au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), il joue désormais un rôle actif pour la mise en place de normes fiscales communes pour les grandes multinationales. En interne, il a aussi multiplié les durcissements législatifs, pour combler les failles béantes utilisées par les entreprises. Depuis 2010, Londres estime avoir ainsi levé 2 milliards de livres (2,5 milliards d’euros) en recettes fiscales supplémentaires.

Mais, parallèlement, les paradis fiscaux qui sont dans l’orbite britannique continuent à bien se porter. Selon Nicholas Shaxson, auteur du livre Treasure Islands (éditions The Bodley Head, 2011), ils représentent la moitié des paradis fiscaux au monde et le tiers des actifs bancaires internationaux y sont enregistrés. Leur poids essentiel dans l’évasion fiscale internationale a été illustré par les « Panama papers », une fuite de millions de documents venant du cabinet juridique panaméen Mossack Fonseca : la moitié des entreprises exposées dans ce scandale étaient enregistrées aux îles Vierges britanniques.

Les promesses tardent à se concrétiser

« Pour que le Royaume-Uni soit crédible [dans sa lutte contre l’évasion fiscale], il faut d’abord qu’il balaie devant sa porte », attaque Maggie Murphy, de l’association Transparency International. Or, pour l’instant, les promesses tardent à se concrétiser. « Après les SwissLeaks et les LuxLeaks [fuites révélant l’évasion fiscale pratiquée par le groupe bancaire britannique HSBC en Suisse et par le Luxembourg], on a entendu beaucoup de bruit mais on n’a pas vu beaucoup d’actions, estime Nick Bryer, de l’ONG Oxfam. Le danger est que la même chose se reproduise. »

La réunion de jeudi est organisée dans un contexte politique très délicat pour David Cameron, un mois après les révélations des « Panama papers ». Parmi la fuite de ces millions de documents, le nom du père du premier ministre britannique était apparu. M. Cameron lui-même avait dû avouer qu’il avait bénéficié d’argent enregistré aux Bahamas. S’il a payé tous les impôts qui étaient dus, il a été politiquement très secoué par l’affaire.

Il entend donc faire de ce sommet un moment important. « Depuis trop longtemps, il existe un tabou pour affronter directement le sujet [de la corruption]. Cela va changer avec ce sommet. »

« Le vent de l’opinion publique a tourné »

Les détails exacts de la rencontre restent flous, mais une trentaine de pays doivent y participer, dont une dizaine de chefs de gouvernement. Les présidents d’Afghanistan, de Colombie, du Nigeria et de Norvège seront présents, ainsi que John Kerry, le secrétaire d’Etat américain. Michel Sapin, le ministre des finances, représentera la France. Christine Lagarde, du Fonds monétaire international (FMI), ainsi que des hauts représentants de l’Organisation des nations unies (ONU), de l’OCDE et de Banque mondiale participeront aussi.

Si le communiqué final risque d’être lénifiant, plusieurs initiatives parallèles intéressantes pourraient être annoncées, selon Mme Murphy, de Transparency International. Un projet de centre international d’enquête anticorruption entre les autorités du Royaume-Uni, d’Australie et des Etats-Unis pourrait être lancé. Le Royaume-Uni pourrait aussi imposer des mesures pour limiter l’argent sale dans l’immobilier : les entreprises étrangères qui veulent acheter un bien immobilier devront désormais révéler le nom du bénéficiaire ultime. Aujourd’hui, 36 000 propriétés sont possédées à Londres par des sociétés écrans étrangères.

Le temps de l’impunité n’est plus de mise

Au-delà de ces initiatives, Londres est attendu au tournant sur ses propres territoires d’outre-mer. « John Doe », le lanceur d’alerte qui a organisé la fuite, et s’est exprimé pour la première fois le 6 mai, estime que Londres risque de tenir un double langage :

« Le Royaume-Uni peut être fier de ses initiatives, mais il a encore un rôle crucial à jouer en mettant fin au secret financier sur ses territoires insulaires, qui sont incontestablement la pierre angulaire de la corruption institutionnelle à travers le monde. »

Pourtant, même les plus militants reconnaissent que le temps de l’impunité complète n’est plus de mise. « Le vent de l’opinion publique a tourné », souligne John Christensen, de l’association Tax Justice Network. Avec la crise financière et la cure d’austérité drastique imposée par M. Cameron, le sujet est devenu brûlant.

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Depuis juin 2013, le Royaume-Uni a donc changé d’attitude. Lors d’un G8 organisé à Londres, le premier ministre britannique a convoqué ses territoires d’outre-mer pour leur imposer une réforme importante : l’échange automatique de données avec les autorités fiscales du reste du monde. Ceux-ci ont partiellement accepté, et ce système se met progressivement en place avec certains d’entre eux. M. Cameron a aussi voulu imposer une seconde demande : la création d’un cadastre financier des « bénéficiaires ultimes » des entreprises et des trusts enregistrés dans ces juridictions. Au lieu de se cacher derrière des prête-noms, le vrai propriétaire d’un actif devrait désormais être dévoilé.

Las, trois ans plus tard, ce dossier n’a pas avancé. Le Royaume-Uni a mis en place son propre cadastre, qui sera effectif en juin. Mais les paradis fiscaux ont refusé. « Ils traînent les pieds », accuse M. Christensen.

L’affaire des « Panama papers » pourrait (un peu) bousculer cet immobilisme. Pour se racheter une virginité, le premier ministre britannique a remis le dossier sur la table. Sous pression, certains territoires d’outre-mer s’y sont très partiellement engagés : d’accord pour ce cadastre, mais à condition que celui-ci n’inclue que les entreprises, pas les trusts. D’autres exigent que le cadastre ne soit pas public, mais seulement consultable par les autorités fiscales britanniques (et pas par le reste du monde). Seul Montserrat s’est engagé à complètement jouer le jeu. Et Mme Murphy de regretter :

« Il semble que ces cadastres ne verront pas le jour. Il ne sert absolument à rien de permettre un cadastre qui exclut les trusts, ajoute M. Christensen. Si une entreprise est possédée par un trust, on ne sera pas plus avancé qu’avant. »

Après les révélations des « Panama papers », David Cameron, le premier ministre britannique, a dû avouer qu’il avait bénéficié d’argent enregistré aux Bahamas.

« Cameron entre le marteau et l’enclume »

Le bras de fer entre le Royaume-Uni et ses territoires d’outre-mer agace. Officiellement, Londres fait savoir qu’il ne peut pas imposer ses désirs à des territoires indépendants. La plupart des observateurs s’étouffent face à cet argument. Ces juridictions ont généralement la reine comme chef d’Etat et leurs règles constitutionnelles sont enregistrées auprès du Parlement britannique.

De plus, il existe des précédents d’une intervention du gouvernement britannique. En 1991, celui-ci a forcé l’abolition de la peine de mort dans certaines îles des Caraïbes. En 2000, il en a obligé d’autres à décriminaliser l’homosexualité. « S’il veut faire la même chose pour les cadastres, il le peut », estime M. Christensen.

Alors, pourquoi tant d’hésitations ? M. Bryer, d’Oxfam, explique :

« Nous assistons à une bataille entre certaines personnes très influentes, qui sont proches des paradis fiscaux, et l’opinion publique, qui a changé. Et pour l’instant, nous ne savons pas qui va gagner. »

« M. Cameron est coincé entre le marteau et l’enclume, ajoute M. Christensen. Il existe une élite très puissante, particulièrement parmi le parti conservateur, qui pousse à ne pas réformer. Il craint aussi que beaucoup d’entreprises cotées en Bourse à Londres, qui bénéficient des paradis fiscaux, ne subissent un choc économique profond s’il met vraiment en place des réformes. L’ajustement risque d’être traumatisant. » La City, où se trouve une armée d’avocats fiscalistes, pourrait se trouver affaiblie.

Parallèlement, M. Cameron fait face à une pression politique forte. Un sondage réalisé par Oxfam indique que 80 % des Britanniques estiment que le premier ministre britannique a un « devoir moral » de rendre les paradis fiscaux transparents. Plus de 300 économistes, dont le Français Thomas Piketty, ont signé une lettre commune lundi 9 mai, appelant ce dernier à agir. « Le Royaume-Uni, qui accueille ce sommet et est souverain sur le tiers des paradis fiscaux du monde, a une place unique pour être leader [de ce combat] », écrivent-ils. Selon eux, si les réformes partent du cœur du réacteur, les répercussions pourraient être profondes et marquer un coup d’arrêt significatif contre l’évasion fiscale. Pour l’instant, c’est loin d’être acquis.

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