Interview

Forêts primaires, le génie végétal dilapidé

Botaniste, Francis Hallé alerte depuis vingt ans sur la disparition des forêts tropicales primaires. Un univers végétal d’une indicible beauté dont témoignent désormais un livre et un film réalisé par Luc Jacquet.
par Eliane Patriarca
publié le 17 octobre 2013 à 18h06

Les forêts tropicales primaires, ces forêts vierges indemnes de l'action humaine et situées de part et d'autre de l'Equateur, sont en voie de disparition. Le botaniste et biologiste Francis Hallé, spécialiste de l'architecture des arbres et des forêts tropicales, n'imaginait pas, quand il a commencé sa carrière, qu'en cinquante ans, il verrait ces sommets de biodiversité partir en lambeaux. Mais chaque année, 13 millions d'hectares de forêts tropicales primaires - l'équivalent de la superficie de l'Angleterre - sont déboisés. Confronté à cette inexorable destruction, Francis Hallé rêvait depuis vingt ans d'un film patrimonial, qui puisse conserver la mémoire de l'indicible beauté de cet univers végétal, avant qu'il disparaisse. Un rêve désormais réalisé grâce au cinéaste Luc Jacquet (la Marche de l'empereur, 2005) qui a relevé, avec inventivité et talent le défi de filmer ce milieu absolument pas cinématographique : des arbres immobiles à la hauteur vertigineuse, un sous-bois sombre, un univers vertical où le temps est lent.

La sortie du film, Il était une forêt, en novembre, s'accompagne d'un magnifique livre éponyme (1) qui permet à Francis Hallé d'étoffer les notions scientifiques effleurées à l'écran. Entretien avec ce médiateur passionné des arbres dont l'espoir de sauver ce qu'il reste des forêts primaires est désormais très ténu face aux enjeux économiques.

En 2006, dans Libération vous alertiez sur la fin des forêts primaires. Où en sont-elles ?

Elles ont pratiquement disparu des plaines tropicales et ne subsistent plus qu’en montagne où elles sont protégées par leur valeur économique réduite : les arbres y sont en effet tout tordus, donc sans intérêt pour la foresterie. On trouve encore des forêts de plaine en Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans la boucle du Congo, dans le piémont des Andes et sur quelques rares sites du plateau des Guyanes. Je suis désolé de le dire, mais dans ce film, que j’adore, il n’y a pas de forêts primaires.

Comment ça ?

Si on avait été une petite équipe, trois ou quatre personnes déterminées et pas trop chargées, avec quatre ou cinq jours de bateau vers l’amont et trois ou quatre jours à pied, on serait arrivés dans une forêt primaire, car il en existe encore mais dans des endroits très reculés. Vous ne pouvez pas le faire avec une équipe de 60 personnes et une montagne de matériel.

Donc, Luc Jacquet a réalisé son film dans les plus belles forêts accessibles qu’on ait trouvées : au Gabon où il y a de très grands arbres comme le moabi, et au Pérou, dans le parc national du Manú où les taux de biodiversité atteignent des records. De très vieilles forêts tropicales mais secondaires. Comme Luc Jacquet est un très grand cinéaste, cela ne se voit pas.

Qu’est-ce qui différentie les forêts primaires des forêts secondaires ?

Les forêts primaires sont des écosystèmes prodigieux mais méconnus car difficiles d’accès, des milieux spectaculaires qui regroupent l’essentiel de la diversité biologique terrestre. Elles abritent des multitudes de niches écologiques, qui sont autant de tables de multiplication de la vie. On y progresse à pied sans problème car rien ne pousse au sol, le sous-bois est bien trop sombre. La canopée, strate supérieure des arbres où se concentrent 80% du feuillage, ne laisse qu’un infime pourcentage de lumière parvenir jusqu’au sol, mais la vie foisonne en haut de ces grands arbres, dont certains sont millénaires.

Les forêts secondaires poussent après la destruction de la forêt primaire. Ce sont celles que l’on montre le plus souvent dans les magazines ou les films : denses, impénétrables. Elles comportent cinq fois moins d’espèces qu’une forêt primaire, donc plus d’individus de chaque espèce, et des nuées d’insectes.

Le film raconte justement que si on la laisse tranquille, une forêt secondaire recouvrera progressivement les caractéristiques d’une forêt primaire.

Mais en 700 ans ! Et pour y parvenir, il faudrait ne plus mettre les pieds dans ces forêts. Je n’y crois pas trop, compte tenu des enjeux économiques qu’elles constituent. Un film, si beau soit-il, m’a dit Luc Jacquet, doit raconter une histoire. Elle s’est imposée d’elle-même. C’est le récit de ces 700 ans de la genèse d’une forêt primaire. Luc a reconstruit la forêt comme un château de cartes, un puzzle.

Quand la destruction des forêts tropicales a-t-elle débuté ?

Juste après la Seconde Guerre mondiale. L’Europe a besoin de bois pour la reconstruction, et la technologie militaire est mise au service de la déforestation, de l’ouverture de routes et du débardage de troncs. On croit la forêt tropicale inépuisable, et dans les années 60, l’exploitation forestière apparaît comme une action pionnière participant au développement économique. Les compagnies d’exploitation se multiplient, les coupeurs de bois mettent les bouchées doubles.

Les années 90 voient disparaître les forêts primaires d’Asie. Depuis les années 2000, la Chine, en plein développement, tape dans les forêts du Cambodge et du Laos, tout comme le Vietnam qui n’a plus de forêts à lui.

La déforestation s’accélère encore avec le développement des monocultures d’agrocarburants (palmiers à huile, soja, etc.), les activités minières, la construction de barrages… En Guyane, par exemple, il n’y a pas de grosse exploitation forestière mais une exploitation aurifère, encore plus destructrice : les lances utilisées par les orpailleurs détruisent les sols, la forêt ne peut plus repousser.

Dans le film et le livre, la déforestation n’est qu’à peine évoquée.

C’était un parti pris. Nous en avons abondamment discuté avec Luc Jacquet et nous sommes tombés d’accord sur le fait que la déforestation a déjà été abondamment documentée, filmée. Ce n’était pas la peine d’y revenir, elle n’est donc que suggérée au début du film puisqu’il démarre dans un chantier forestier abandonné, une forêt dévastée. Nous avons préféré montrer la beauté de ce qu’on est en train de perdre. Il y a une calomnie permanente sur les forêts tropicales : le journalisme, la littérature, le cinéma ont construit le mythe de l’enfer vert, une jungle touffue et malsaine, avec des animaux petits ou grands mais dangereux. Or la forêt primaire n’est pas dangereuse mais superbe, calme, hospitalière. Cela dit, Luc et son équipe ont pu découvrir de leurs propres yeux l’horreur de la déforestation.

Où ça ? On vous a laissé filmer sur un chantier ?

Au Gabon, sur un site de l’entreprise française Rougier. En contrepartie d’un film publicitaire sur Rougier ! On avait besoin d’un arbre qui tombe. On n’allait pas en couper un ! Mais il suffit de faire appel aux coupeurs de bois, cet arbre serait tombé de toute façon. On tournait un film en hommage à la forêt et toutes les cinq minutes on entendait les tronçonneuses et un énorme arbre qui tombait. C’était pathétique.

En quoi la chute d’un grand arbre était-elle indispensable ?

La mort des grands arbres est le signe ultime de maturité de la forêt primaire, elle marque le début d’un nouveau cycle. Elle permet à la lumière d’entrer dans le sous-bois et rebat aussi les cartes en renvoyant au sol l’immense quantité de matière que représente l’arbre. La chute fait un bruit terrifiant, c’est comme un tremblement de terre et ça dérègle tous les appareils de cinéma !

Vous avez fait des découvertes durant le tournage…

On a découvert notamment l’un des plus brillants stratagèmes mis au point par une plante pour sa protection. Les cecropias sont des plantes qui fabriquent de faux œufs pour attirer les fourmis. Je pensais que les fourmis venaient juste manger ces œufs. Mais l’endoscope que l’équipe du film a placé dans les tiges creuses des cecropias nous a permis de voir que les fourmis prélèvent soigneusement ces œufs et les apportent à l’intérieur. Elles les prennent pour des vrais œufs et, du coup, repoussent les parasites destructeurs.

Mission accomplie avec ce film patrimonial ?

On n'avait pas un budget suffisant pour un film exhaustif, on n'a pas pu aller en Asie, par exemple, où il y a des gibbons, des sangsues, des palmiers lianes… Mais je suis très content du film. Quand j'étais gamin, j'ai vu le Monde du silence, le film de Cousteau qui a lancé l'océanographie en France et attiré l'attention sur la vie sous-marine. On ne se prend pas pour Cousteau, ni Luc ni moi, mais si on pouvait faire découvrir ces zones d'intense activité biologique et biochimique que sont les canopées équatoriales et attirer l'attention sur la beauté et le sort de ces forêts…

(1) Editions Actes Sud, 240 pp, 35 euros. Sortie du film le 13 novembre.

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