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grand angle

Joshua Bell Le violon idéal

Sportif, raffiné, hyperactif, le musicien américain enchaîne concerts, fêtes et talk-shows. Il a reçu «Libération» dans son élégant duplex new-yorkais, avant sa venue à Paris, le 10 mai.
par Eric Dahan, Envoyé spécial à New York (Texte et photo)
publié le 3 mai 2012 à 19h06

Les abords de l’Avery Fisher Hall de Manhattan crépitent de l’agitation des grands soirs. Le concert affiche complet. C’est que Joshua Bell est une star. Le plus aimé des violonistes de la planète et le musicien classique le plus connu du public américain. Cérémonies des Grammy Awards, talk-shows télévisés, couvertures de magazines, concerts à Central Park devant 300 000 personnes, à la Maison Blanche pour Barack Obama et à Stockholm pour la remise du prix Nobel, Joshua Bell attire les regards comme un aimant, car il dément les clichés sur les musiciens classiques : il est sexy, athlétique et cool. Longtemps il nous est apparu suspect. Il était doté d’une technique superlative, tirait de son violon des sons d’une beauté irréelle, mais on lui préférait Gil Shaham ou Leonidas Kavakos, au jeu plus urgent et viscéral. Avant de se rendre à l’évidence : Joshua Bell est un musicien de premier plan.

En ce mercredi 11 avril, l'homme qui a écoulé cinq millions d'exemplaires de son CD Romance of the Violin, et qu'on entend dans des films comme les Dames de Cornouailles, Anges et Démons ou les Insurgés, est attendu au tournant car il dirige l'Academy of Saint-Martin-in- the-Fields, orchestre britannique créé en 1958, célèbre pour ses enregistrements des symphonies de Mozart, et pour sa participation à la BO du film Amadeus de Milos Forman.

«Laisser l’orchestre jouer»

De Rostropovitch à Vengerov, nombre de grands solistes se sont essayés à la direction d'orchestre ; aucun n'a durablement convaincu. Mais Joshua Bell, nouveau directeur musical de la formation et premier à succéder à son fondateur sir Neville Marriner, est bien trop perfectionniste pour se laisser prendre en défaut. Il entre à 20 h 04, instrument à la main et après avoir salué, s'installe au poste de premier violon. C'est de là qu'il dirige, et non pas d'un podium. Il soulève son menton en regardant les musiciens, abat son archet, et c'est parti pour l'ouverture de Coriolan, première pièce de ce programme entièrement consacré à Beethoven. Plus classique que romantique, ce Beethoven n'en est pas moins stylistiquement irréprochable, avec ses élans sanguins, ses silences ouvrant sur l'abîme, sa noire théâtralité. Même approche soignée et rigoureuse de la Symphonie n°4 dont Joshua Bell et ses musiciens proposent une lecture tout aussi chaleureuse et engagée. Entre les deux, Joshua Bell quitte son poste de premier violon et se lève pour interpréter, face au public, le Concerto pour violon. Le public conquis d'avance et peu informé des usages, fait une standing ovation dès la fin du premier mouvement ! Le violoniste écrit ses propres cadences et elles témoignent d'un musicien raffiné et brillant.

En guise de rappel, le premier mouvement de la Symphonie n°25 de Mozart qui servit de générique à Amadeus, et l'on rejoint le héros du soir dans les coulisses où il est assailli par ses admirateurs. Rendez-vous est pris pour le lendemain matin chez lui. Son penthouse dans le quartier de Flatiron est célèbre pour ses réunions musicales qui ont donné naissance à l'album intitulé At Home With Friends où l'on retrouve le chanteur pop Sting, le trompettiste Chris Botti et la chanteuse folk Regina Spektor. Quand il n'enregistre pas dans son salon, Joshua Bell donne des concerts télévisés sur sa terrasse.

Bois exotique, escaliers de verre, mobilier minimaliste, le duplex sobre et élégant est à l'image de son habitant principal. Il boite un peu, explique qu'il s'est fracturé le pied, mais qu'il ne peut se faire plâtrer car il part dans vingt minutes jouer à Washington. Aux murs, des autographes de musiciens célèbres qu'il collectionne. Dans la salle de télé, une affiche de Luke la main froide dédicacée par Paul Newman («A Joshua, à cette excellence qui le caractérise et à laquelle nous devrions tous aspirer») rappelle l'amitié de l'acteur et du violoniste qui s'est produit dans les centres pour enfants atteints de maladies incurables, financés par la Paul-Newman Own's Foundation.

On s'installe et demande à Joshua Bell ce qui l'a décidé à ajouter cette nouvelle activité de chef à son emploi du temps. Il répond : «J'ai toujours joué de la musique de chambre et, depuis dix ans, je dirige occasionnellement des ensembles comme le Saint Paul Chamber Orchestra avec qui j'ai eu une collaboration suivie. J'ai une relation presque aussi longue avec l'Academy of Saint-Martin-in-the-Fields dont j'ai été soliste invité en tournée. Diriger et jouer du violon en même temps n'est donc pas nouveau pour moi. J'ai toujours eu envie de livrer ma lecture des symphonies de Mozart, Beethoven, Mendelssohn et Brahms. Et bien que jouer sous la baguette de certains chefs soit exaltant, je reste frustré de ne pouvoir travailler certains détails directement avec les musiciens. Là, c'est possible et cela change tout. Les musiciens s'écoutent les uns les autres, sont responsables de chaque note qu'ils jouent et cela crée une énergie incroyable : c'est de la musique de chambre à grande échelle ! Les bons chefs savent laisser l'orchestre jouer, ne pas tout contrôler à chaque seconde, je pense notamment à feu Carlos Kleiber dont j'ai beaucoup regardé les vidéos. Cette nouvelle aventure me donne encore plus de travail, mais c'est une satisfaction énorme. En tant que musicien, il faut repousser en permanence ses limites.»

Un Stradivarius de 1713

En janvier paraissait French Impressions, 36e album de Joshua Bell mais son premier de sonates, gravé en duo avec son partenaire d'élection, le pianiste Jeremy Denk, avec lequel il se produira le 10 mai à Paris, salle Pleyel, dans la série «les Grands Solistes». Au programme du CD, la Sonate n° 1 pour violon et piano en ré mineur op. 75 de Saint-Saëns ; la Sonate pour violon en la majeur de Franck et la Sonate pour violon et piano de Ravel. Autant dire que le son doux et lumineux de Joshua Bell, typique de l'école franco-belge fait merveille. Qu'il soit porté au comble de la fougue instrumentale, ou suspendu dans l'expression de la nostalgie, son Stradivarius Gibson, ex-Huberman, de 1713, acheté 4 millions de dollars [3 millions d'euros], joué avec un archet français de la même époque signé François Tourte, est timbré avec une densité égale, une rondeur magique.

«Merci pour ces compliments, dit Joshua Bell qui ajoute, je crois au beau son, c'est l'héritage de Josef Gingold qui fut mon professeur à l'université de l'Indiana. Lui-même avait été l'élève d'Eugène Ysaÿe pour le mariage duquel César Franck composa cette sonate, modèle de la fameuse Sonate de Vinteuil dans la Recherche du temps perdu de Proust. Ce disque est, de fait, un hommage à Gingold qui m'a appris cette musique française, tout en nuances et sensualité, joie et spiritualité ; élégante même dans l'expression du drame.»

Réussir 30 paniers au basket

Après Washington vendredi , Joshua Bell joue à Newark samedi, à Boston dimanche et à Philadelphie lundi. On le retrouve chez lui mardi matin, en pleine répétition avec le violoniste Aleksey Igudesman et le pianiste Hyung-ki Joo, duo classico-comique dont les clips sur YouTube ont été vus 28 millions de fois. Joshua Bell est, avec la pop star Billy Joël, l'un des invités surprise de leur «Little Nightmare Music Show» programmé le soir même à Carnegie Hall. Ils travaillent un gag sur Bach puis quelques mesures du Libertango de Piazzolla. A peine envolés les deux compères, on assaille Joshua Bell de nouvelles questions. Il prévient : «Je dois aller chercher mon fils à l'école dans dix minutes.» On le taquine sur son conservatisme : bien qu'ayant créé de nouvelles œuvres de Nicholas Maw ou Aaron Jay Kernis, Joshua Bell n'est pas réputé pour son amour de la modernité musicale.

«Dans le concerto que m'a écrit John Corigliano, à partir de la BO du Violon rouge sur laquelle je jouais et pour laquelle il a eu un oscar en 1999, chaque note a une nécessité et une signification, comme chaque mot est à sa place dans une œuvre de Shakespeare. Dans beaucoup d'œuvres contemporaines, j'ai l'impression d'entendre les mots dans le désordre. Je préfère donc laisser cette musique aux gens qui la comprennent. D'autant qu'il y a beaucoup de chefs-d'œuvre que je n'ai encore jamais joués, faute de trouver du temps pour les apprendre : les Concertos n°2 de Bartók et n°1 de Chostakovitch, par exemple. Parmi les compositeurs d'aujourd'hui, j'aime Edgar Meyer, contrebassiste et ami d'enfance avec qui j'ai fait deux disques. Il vient de composer un double concerto pour nous deux. J'apprécie son style, plongeant dans les racines du bluegrass, naturel, sans prétention.»

A 44 ans, Joshua Bell vit toujours à un train d'enfer. Après le concert à Carnegie Hall, il donne une party chez lui pour 100 personnes qui s'achève à 4 heures du matin, alors qu'il doit repartir en tournée le jour même. On lui demande d'où lui vient cette obsession d'être le meilleur et si, derrière le musicien, il n'y a pas toujours ce gosse qui se classa nationalement en tennis à l'âge de 10 ans : «J'aime apprendre quelque chose et le maîtriser. Quand j'avais 6 ans, j'ai trouvé une raquette et répété les mêmes services contre un mur jusqu'à devenir bon. Pareil avec le basket, je m'imposais des exercices : je dois réussir trente paniers successifs, sinon, je reprends tout à zéro. Suis-je discipliné ? Pas sûr. Déterminé ? Je ne me vois pas tant en compétition avec les autres qu'avec moi-même.»

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