Kent Nagano et Alain Lefèvre ont ceci en commun qu'ils aiment les projets audacieux. Les voici réunis pour la première fois sur disque avec l'OSM pour le Concerto pour piano et orchestre no 4 de Rachmaninov dans sa version originale de 1926 et Prométhée: le Poème du Feu de Scriabine, deux oeuvres très exigeantes.

«Ce choix est le résultat d'une longue conversation, dit Kent Nagano. Ce sont deux oeuvres qui n'ont pas eu beaucoup d'occasions d'être exposées de cette façon au grand public. Le concerto dans cette version particulière et Prométhée sont connus, mais rarement présentés. Nous avons pensé qu'elles iraient bien ensemble.»

Alain Lefèvre affectionne Rachmaninov depuis longtemps. Il y a quelques années, à l'occasion d'un concert à Londres, des gens de la maison d'édition Boosey&Hawkes lui ont fait cadeau d'une copie de la partition manuscrite de ce quatrième concerto. À partir de ce document - par brins presque illisible -, il a travaillé sur cette version bien différente de la plus connue, celle de 1941. Cet enregistrement serait donc la première intégrale de la version originale.

«Pour être vraiment précis, des tentatives d'enregistrements ont été faites, mais avec certaines modifications, dit Alain Lefèvre. Dans celui-ci, la partition originale est respectée dans ses moindres détails.»

Presque 20 ans séparent la composition de ce quatrième concerto de celle du troisième. Alors en exil aux États-Unis, Rachmaninov complète l'oeuvre en 1926 et entreprend de la jouer avec le Philadelphia Orchestra sous la direction de Leopold Stokowski. Stupeur: ils réalisent alors qu'il est presque impossible de mettre ensemble leurs parties respectives!

«C'est tricoté extrêmement serré entre le piano et l'orchestre, explique Alain Lefèvre. Rachmaninov a donc coupé l'original pour en faire une deuxième version qui s'est avérée elle aussi difficile et fut peu jouée. Il faudra attendre jusqu'en 1941 avant qu'il l'ampute encore de presque

10 minutes. Les passages enlevés sont les plus intéressants, mais ils représentent une difficulté monstrueuse.»

Il en va ainsi du premier grand crescendo. «Ce passage dure six pages dans la version originale, ajoute le pianiste. En le coupant en deux, Rachmaninov en a amputé l'idée principale. Au troisième mouvement, il a coupé 21 pages de la partition de piano. La version de 1926 n'est donc pas celle que le public connaît. C'est une version plus intellectuelle, qui nécessite une grande connivence avec le chef.»

Connivence qui n'aurait sans doute pas été possible avec un autre chef que Kent Nagano, selon lui. «Son respect pour la musique est tel qu'il m'a ouvert l'esprit sur beaucoup de choses», dit-il.

Prométhée mystique

La seconde partie de ce courageux programme est Prométhée: le Poème du Feu, de Scriabine, oeuvre singulière composée en 1910 que l'on peut décrire comme un poème symphonique avec piano. Scriabine, vers la fin de sa vie, s'intéressait vivement au mysticisme et à l'occultisme. Ce poème, sa dernière composition pour orchestre, est imprégné d'éléments qu'il voulait spirituels.

«On peut dire que cette oeuvre est une ouverture sur le XXe siècle, dit Kent Nagano. Scriabine a construit un système harmonique qui inclut un accord célèbre dit "accord mystique". Celui-ci est presque aussi connu dans l'histoire de la musique que l'accord de Tristan chez Wagner.»

La spiritualité est d'ailleurs le dénominateur commun entre les deux oeuvres, estime Alain Lefèvre.

«Rachmaninov a souvent été accusé d'être le compositeur du grand public, tandis que Scriabine était qualifié d'ésotérique, dit-il. Mais Rachmaninov a lui aussi été influencé par ce grand courant mystique qui a touché plusieurs artistes de son temps. Le quatrième concerto de Rachmaninov rejoint Scriabine dans une recherche tout à fait russe de spiritualité.»

Par ailleurs, le compositeur était avant-gardiste dans sa conception de l'expérience musicale.

«Il faut se rappeler que le cinéma n'était pas encore là et qu'il était rare de combiner plusieurs formes de communication à cette époque, dit Kent Nagano. Avec cette oeuvre, on envisageait d'utiliser un orgue à lumières produisant des couleurs correspondant à une certaine harmonie. Il a voulu aussi ajouter l'odorat en faisant diffuser des parfums dans l'air à certains moments. C'était en quelque sorte la première oeuvre multimédia.»

Lumières et parfums ne sont évidemment pas transmissibles sur disque, mais elles le furent alors que l'OSM interprétait l'oeuvre avec Lefèvre en mai 2011 à la salle Wilfrid-Pelletier. Le disque a toutefois été enregistré à la Maison symphonique dans les semaines suivant son ouverture.