DÉCRYPTAGE

Ventes d’armes : tout est deal

par Renaud Lecadre
publié le 10 juillet 2009 à 6h51
(mis à jour le 10 juillet 2009 à 6h51)

Commissions, retrocommissions, corruption… Les affaires tournant autour de l’industrie d’armement n’en finissent pas de polluer l’atmosphère. Revue de détails.

Pourquoi des commissions?

Pour l’essentiel, elles servent à arroser des «décideurs» en vue de décrocher des contrats. S’agissant de marchés d’armement, le plus haut niveau politique est visé. En Arabie Saoudite, le contrat Mouette, portant sur la rénovation de la flotte de guerre saoudienne, entre 1994 et 2004, a permis d’arroser la famille royale : 240 millions de francs pour le prince Sultan, 150 millions pour le prince Fahd, 210 millions pour les autres princes. Sur la vente des frégates à Taiwan, la plus grosse part des commissions (200 millions de dollars sur 520) est revenue à des dignitaires du PC chinois, dont le Premier ministre Li Peng, en vue de lever le veto de la Chine communiste sur la vente d’armes à la Chine nationaliste. Une plus petite fraction (20 millions de dollars) a permis de soudoyer des militaires taïwanais, acceptant - sous des considérations techniques - le doublement du prix des frégates. Au Pakistan, des commissions semblent avoir bénéficié au mari de la Première ministre Benazir Bhutto et au chef d’Etat-major de la Marine.

Les marchands de canons bichonnent également les petites mains. Toujours dans le cadre du contrat Mouette, la DCN avait dédié un budget de 65 500 francs par trimestre (déjà évoqué par le site Bakchich.info), pudiquement baptisé «gommes/crayons», visant à améliorer l'ordinaire de militaires saoudiens en stage sur la base militaire de Toulon.

Des commissions nécessaires ?

Les pragmatiques estimeront que la corruption est un passage obligé pour l’obtention de grands contrats. Il reste que les commissions (de 10 à 20%) obèrent la rentabilité d’un marché d’armement.

Avec le Moyen-Orient, pas de problème : les pétromonarques sont bon payeurs, les contrats saoudiens couvrent amplement les frais annexes. Ce n'est pas le cas au Pakistan : un rapport de la Cour des Comptes estime que la vente des trois sous-marins s'achèvera par «une perte de près de 20% du montant du contrat». La paume est colossale, aux frais du contribuable français. D'un point de vue financier, ce contrat n'aurait pas du être signé - il aurait pu s'agir d'un geste commercial de la DCN, en vue de l'obtention de futurs et plus juteux contrats, ce ne fut pas le cas. La perte sur ce contrat pakistanais est liée, au moins pour moitié, aux commissions.

Situation inverse pour la vente des frégates à Taiwan. Rentable pour la France, ce contrat (plombé par des commissions de 20%) l'a moins été pour l'acheteur. Comme le relevait en octobre dernier le juge Renaud Van Ruymbeke, dans son ordonnance de non-lieu sur l'affaire des frégates, leur «surfacturation devait permettre la prise en charge de commissions exorbitantes payées par le vendeur mais en réalité supportées par le contribuables taïwanais». Interrogé en cours de procédure, Roland Dumas, ancien ministre des Affaires étrangères, s'est légitimement interrogé : «Rien ne justifiait le versement de commissions puisque Taiwan était demandeur depuis des années; la France n'avait pas à rechercher l'accord d'un client qui était acquis.» Mais la commission est tellement ancrée dans le milieu militaro-industriel qu'on négocie son montant avant toute chose, sans se poser la question de son utilité.

Des rétrocommissions?

Vu l'ampleur des sommes versées sans justification économique (sauf la corruption), tout le monde subodore l'existence de retrocommissions bénéficiant aux émetteurs initiaux. Mais du raisonnement à la preuve, il y a un pas. En dehors de l'affaire Elf (des juges suisses ayant fait tout le travail pour remonter la piste des flux offshore), toutes les enquêtes pénales menées en France ont fait chou blanc. Faute de preuve, mais aussi à cause du secret défense brandi par les gouvernements successifs, incluant curieusement la notion de «secret économique».

Dans l'affaire pakistanaise, les enquêteurs disposent bien de ce curieux mémo interne : «Pour payer campagne BAL, AGO refuse de payer 2e réseau.» Et d'une note rédigée par un ancien policier recruté par la DCN, affirmant que «le réseau a pour principale fonction d'assurer le financement de la campagne d'Edouard Balladur.» Cet écrit (déjà mentionné par Mediapart) a encore moins de valeur probante qu'un blanc des RG, c'est dire. C'est un début de piste, mais certainement pas une preuve.

Opération antiretrocommission

Sitôt élu à l'Élysée en 1995, Jacques Chirac avait donné instruction de suspendre tout versement de commissions, suspectant - juste par flair - que des rétrocommissions auraient bénéficié à son ex-ami de vingt ans. Michel Mazens, nouveau président de la Sofresa (société commerciale mi-privée, mi-publique chargée des contrats au Moyen-Orient), succédant au balladurien Jacques Douffiagues, est à la manœuvre : il dit avoir «mis un terme, conformément aux instructions du président de la République, aux réseaux d'intermédiaires qui servaient in fine à financer la campagne d'Édouard Balladur», en «rendant compte de l'avancement du dossier à Dominique de Villepin», alors secrétaire général de l'Élysée.

Le détricotage concerne essentiellement les contrats saoudiens : des intermédiaires chiraquiens (comme Frédéric Bauer, à la tête d’une boîte de sécurité, ou Patrick Maugein, homme d’affaires corrézien) se chargent des travaux d’approche, d’homme à homme.

En apparence, rien de tel au Pakistan. Pour un raison très simple : 85% des commissions ont été versées à la signature du contrat, en 1994, comme s'il fallait très vite constituer une pelote. C'est dérogatoire du droit commun, les commissions devant être étalées tout au long du contrat, c'est à dire sur des années. Curieusement, le reliquat de 15% n'a jamais été réclamé. «Bloqué sur instruction des autorités françaises faisant état de retours illicites en France», relève le mémo d'un avocat de la Direction des constructions navales (DCN) - également évoqué par Le Point - mais maintenu à disposition en cas de litige.

Des intermédiaires

Chargés de la réception et de la répartition des commissions, ils sont d’une discrétion à toute épreuve. Sauf dans l’affaire Elf : les intermédiaires étant français, ils se sont évidemment fait pincer. Curieusement, on retrouve les deux mêmes intermédiaires dans les contrats saoudiens et pakistanais. Pour le Libano-Saoudien El-Assir, c’est normal: en plus de ses relations avec le royaume wahhabite, il est proche du mari de Benazir Bhutto, actuel président du Pakistan. Pour le Franco-Libanais Ziad Takiedine, c’est plus curieux : bien introduit dans le monde arabe, il n’a aucune connection avec le Pakistan. A quel titre aurait-il touché sur la vente des sous-marins?

De la législation

Jusqu'en 2000, le versement de commissions était non seulement autorisé mais déductible de l'impôt sur les bénéfices, après feu vert de Bercy, véritable tour de contrôle, Nicolas Sarkozy ayant lui-même validé le montage pakistanais en 1994. Depuis la convention anticorruption de l'OCDE, ratifiée avec trois ans de retard par la France (ses marchands de canons quémandant un ultime rab), seuls des frais commerciaux, préalables à la signature d'un contrat, sont autorisés. D'où des «success fee bien plus modestes», selon un praticien. Cela n'empêche pas la DCN, en 2004, de réclamer à Bercy une exonération sur son contrat saoudien. Et d'en appeler à un prestigieux facteur, Brice Hortefeux, pour qu'il transmette le message à Jean-François Copé, alors ministre du Budget. Qui les enverra paître : «Les commissions ont été considérées comme engagées dans l'intérêt de l'entreprise à hauteur de 15 %, taux particulièrement bienveillant compte tenu des pratiques courantes.» Le fisc portera même plainte en 2006, déclenchant tout le barnum.

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