Chronique

Trap Paganotti Borghi

SLuG

Himiko Paganotti (voc), Emmanuel Borghi (p, kb), John Trap (gtr, dms, samples)

Surtout ne pas oublier que de tous temps les musiciens de jazz ont appris à puiser dans l’univers de la chanson populaire pour exprimer et colorer leur art. Combien de standards, en effet, ont été empruntés aux comédies musicales d’après-guerre, ce qu’ignorent souvent ceux qui les écoutent aujourd’hui ! En est-il exemple plus emblématique que le « My Favorite Things » de Coltrane, hymne renouvelé jusqu’au dernier souffle mais qui était au départ une bluette un brin naïve extraite de La Mélodie du bonheur [1] ?

Des jazzmen et women continuent de franchir la frontière pour aller voir un peu ce qui se passe du côté du rock ou de la pop. Les exemples ne manquent pas ; tous les ans on revisite ainsi Stevie Wonder, les Beatles, Björk, Jimi Hendrix, Led Zeppelin et, pour finir, le tout récent disque de l’Orchestre National de Jazz autour de Robert Wyatt. La liste est infinie et c’est tant mieux. Ainsi vit la musique, qui s’échappe des carcans dès qu’elle le peut, pour revenir enrichie et encore plus prometteuse.
Aussi lorsqu’un petit bijou tel que ce drôle de SLuG nous fait frémir les tympans, il serait coupable de s’en tenir à une logique de classification rigoriste au prétexte qu’on a affaire à un disque hâtivement qualifié de pop. Parce qu’on a là, tout simplement, un véritable acte de création, et que cette seule raison doit suffire à nous faire tendre l’oreille !

Limace enchantée, limace en chantier

SLuG est beaucoup plus qu’une simple formation - une de plus : c’est en premier lieu l’histoire d’une belle rencontre, d’abord virtuelle grâce aux tuyauteries complexes de l’Internet, puis réelle, entre humains en chair et en os. On s’échange des fichiers, la musique éclôt, voici une première composition, puis une deuxième et finalement tout un album. Une belle synergie, au point qu’à l’heure de sa sortie, son successeur est déjà en chantier. Drôle de processus créatif, un peu magique, qui n’est peut-être pas sans rapport avec les mystères de la forêt d’Huelgoat dont est originaire l’étrange John Trap.
Cet artisan vaguement sorcier des sons [2] a décidé en août 2008 d’unir ses forces créatrices et ses inventions sculptées à coups de guitare et de samples (qu’il collectionne tel un forcené) à celle de deux artistes en provenance d’une planète quasi mythique, Emmanuel Borghi (claviers) et Himiko Paganotti (chant). Ceux-ci, qui venaient de quitter le navire Magma [3] ressentaient le besoin d’orienter leur duo Paghistree vers de nouvelles aventures et de foncer tête baissée vers ce qu’ils voyaient comme une renaissance. Ainsi naquit SLuG, drôle de limace qui fascine les trois complices au point qu’une composition lui sera dédiée, et qui n’a probablement pas fini de faire parler d’elle. Grâce au label belge Off, le trio Trap Paganotti Borghi propose ainsi son premier disque, un vrai moment de grâce. Onirisme, invention, magie, enfance, peur et monstres : tel serait un premier inventaire de ses trésors colorés. Il ne reste qu’à se laisser emporter dans cette drôle de forêt enchantée et à apprécier la musique pour ce qu’elle est : une source d’émerveillement, un acte d’innocence au sens premier du terme. Une électro-pop haut de gamme avec laquelle il faut désormais compter.

SLuG opte résolument pour la forme « chanson ». Les compositions (au nombre de onze) sont d’assez courte durée, et font l’objet de la part de leurs créateurs [4] d’un soin attentif. Comme à son habitude, Trap multiplie les interventions malignes et les effets sonores par-delà ses accords de guitare (acoustique ou électrique), tandis que Borghi déploie ses claviers avec la maîtrise que lui ont conférée ses années sur la planète Kobaïa et s’épanouit dans ces atmosphères bariolées [5]. Quant à Himiko Paganotti, dont on connaissait la voix superbe au sein de la chorale zeuhl, elle s’affirme au premier plan et peut enfin exprimer son talent – impressionnant – sans frein. Cerise sur le gâteau, elle s’exprime dans un anglais impeccable [6], ce qui est rare dans le petit monde hexagonal et constitue pour le groupe, dont le rayonnement potentiel dépasse nos frontières, un atout de première importance. On mesure ici l’étendue de son registre, très chaud, du grave à l’aigu et qui renferme de belles promesses pour l’avenir. « Speed and joy » est à cet égard un modèle du genre ; elle joue de sa voix avec la plus grande facilité pendant que Trap zèbre le ciel de grands éclairs de guitare directement importés d’un heavy metal dont il continue de se nourrir. Les membres du trio hésitent à citer telle ou telle influence, préférant insister sur le besoin d’élaborer des atmosphères dont les origines ne sont pas exclusivement musicales : elles peuvent aussi trouver naissance dans chaque instant de la vie. Ou dans le cinéma, qui est leur passion commune. Ainsi de « Shelter », inspiré de La Nuit du chasseur [7] ou de « My Dear Hunter », inspiré par The Deer Hunter, de Michael Cimino, dont on retrouve d’ailleurs quelques samples.

SLuG a tout d’un grand et pourrait bien être la bonne surprise de ces prochaines années : voici en effet un disque très élaboré, sans temps mort, plein de trouvailles, et par ailleurs annonciateur de concerts, futurs moments de belle liberté inventive où l’improvisation tiendra une plus large place. Pour l’occasion le trio se muera en… quintet avec l’appui de Gabriel Dilasser à la basse (en provenance de la sphère John Trap) et d’Antoine Paganotti (lui-même ancien habitant de Kobaïa) à la batterie. Bon vent !

H. Paganotti © F. Journo

Rencontre avec les créateurs d’une formation auto-définie comme « un joli bordel très coloré, puissant, beau, noir »

CJ : SLuG… y a-t-il un sens particulier à ce disque ?

Emmanuel Borghi & Himiko Paganotti : C’est en quelque sorte une introduction à ce qu’on espère être une grande et longue aventure musicale et humaine, la première pierre sur laquelle nous fondons notre histoire. C’est pourquoi nous n’avons pas jugé utile de lui donner un titre particulier. Il représente ce que nous sommes aujourd’hui. Il est aussi pour nous, la concrétisation d’une des plus belles rencontres musicales qu’il nous ait été donné de vivre jusqu’à présent.

Thomas Lucas alias John Trap (solo) : Oui, bien sûr, pour nous il a un sens. C’est l’histoire d’une rencontre. SLuG, c’est une fascination pour le monde de l’enfance, avec ses monstres et ses arbres tortueux et torturés, comme dans les bandes dessinées de Comès. Si on doit avoir peur, alors servons-nous de cette peur ! C’est aussi l’envie de jouer avec des formats de chanson proches de la pop et du rock, en essayant d’en faire quelque chose de personnel. Mais maintenant il faut que ce disque rencontre son public, et que ce soit lui qui écrive une histoire.

SLuG veut dire limace en anglais, mais faut-il y voir quelque chose d’autre ?

E. B. & H.P. : Nous avons choisi ce nom avant tout pour une raison simple : il sonne !!! Il est vrai cependant que, bizarrement, les limaces ont leur place ici car, elles sont très présentes dans les forêts qui entourent Huelgoat (lieu de résidence du mystérieux John Trap...) et nous les avons souvent observées et même filmées lors de notre premier séjour en Bretagne. De plus, Thomas (à qui l’évidence de SLuG est apparue en premier) a écrit la trame d’une chanson qu’il a appelée « SLuG Song » et qui figurera sans doute sur notre prochain album. Elle traite de la difficulté de vivre lorsqu’on est une limace...

Les compositeurs ne sont pas mentionnés sur le disque. Qui compose, arrange ? Est-ce un travail collectif ?

E. B. & H.P. : Nous ne précisons pas le nom des compositeurs car nous avons pris, dès le départ, avec Thomas la décision de signer tous les titres à trois, et ce pour la simple raison que nous fonctionnons en véritable « triplette ». L’un amène une trame plus ou moins aboutie, le jeu étant, pour les autres, d’apporter leurs idées tout en conservant l’essence de la proposition originale.

T. L. : Pour les enregistrements ça se passe entre Paris et le Finistère, via Internet. Pour le live, deux autres musiciens nous rejoignent, Antoine Paganotti à la batterie et Gabriel Dilasser à la basse

Au-delà des étiquettes faciles telles que « rock prog », comment qualifieriez-vous votre musique ?

E. B. & H.P. : Tout d’abord, il faut dire que ce terme de « prog » ne nous caractérise pas du tout, sauf peut-être dans le fait que nos morceaux ne sont pas formatés de manière classique - même si, à notre avis, ça reste des chansons. S’il fallait vraiment nous ranger quelque part, ce serait plutôt dans le tiroir « pop électro » mais pour nous, cette musique est simplement le reflet de nos univers respectifs et de toutes nos influences.

T. L. : J’aime bien l’étiquette « Musique de l’espace ». Il y a tellement d’influences et de sons là-dedans que c’est très difficile de répondre. J’ai une passion sans limite pour la musique symphonique de films (John Williams, Howard Shore, Bernard Herrmann) ; je ne renie pas non plus mes influences heavy metal. Je joue de la guitare d’une façon plutôt New Wave. Et j’adore le groupe Eels. Ensuite il y a l’apport d’Himiko et Manu... et ça fait un joli bordel très coloré, puissant, beau, noir...

Quelles sont ces influences ?

E. B. & H. P. : Le fait est que nous ne revendiquons pas telle ou telle influence stylistique car pour nous, la musique est surtout une affaire d’« atmosphères », d’« ambiances ». C’est pourquoi nous puisons notre inspiration dans d’autres domaines ; par exemple, une idée peut germer à partir d’une belle image de cinéma, d’un rêve, d’un moment de vie... Etant de grands amoureux de musique, nous sommes incontestablement influencés par tout ceux que nous aimons, et les citer serait trop long... Souvent, on nous fait part de prétendues réminiscences qu’on aurait entendues dans notre musique, on nous nomme des groupes que nous ne connaissions pas, mais que nous découvrons ensuite avec plaisir.

T. L. : En plus de celles que j’ai déjà citées, je peux ajouter : Peter Gabriel, Kim Wilde, Marillion, PJ Harvey, The Cure, Dan Ar Braz, Poor Boy, Iron Maiden, James Newton Howard, Angelo Badalamenti, Thomas Newman...

Emmanuel, vous êtes passé d’un univers très marqué par un symbolisme politico-religieux (Magma) à un autre, beaucoup plus onirique, où l’imaginaire et l’enfance ont plus de place. C’est une respiration pour vous ? Une fraîcheur possible ?

E. B. : Hormis l’univers paramusical où tout musicien de Magma évolue bon gré mal gré, j’ai aussi voulu quitter un « costume » et un « rôle » qui m’ont convenu un temps mais qui, au fil des ans, sont devenus un carcan dont il fallait que je me libère. Donc, plus qu’une respiration, c’est plutôt une renaissance que je ressens depuis la création du groupe. Je retrouve naturellement l’allégresse et l’euphorie de mes débuts et ça, c’est extrêmement plaisant. Je me dis qu’avec SLuG, tout est permis.

Himiko, on devinait votre potentiel dans Magma où vous étiez une voix parmi trois ou quatre autres. Avec SLuG, vous imposez une coloration très singulière, très identifiable et vous devenez chanteuse à part entière. C’est un épanouissement ?

H.P. : Ce qui est épanouissant, c’est d’avoir trouvé les acolytes idéaux, qui m’offrent la possibilité de concrétiser une musique à laquelle j’ai toujours aspiré... un champs d’expression et d’interprétation infini, avec les couleurs et les univers que j’affectionne vraiment ! Et puis j’aime me plonger dans le processus de confection d’une chanson. Parfois il faut la triturer dans tous les sens pour en tirer l’essentiel, parfois aussi elle se pose, évidente. Thomas et Manu ont chacun des propositions extrêmement stimulantes ; en fait, c’est comme si on se repassait une pierre précieuse à tailler ! Le tout est de ne pas l’abîmer, de la sublimer, ce qui est une pression bienfaisante et bienfaitrice !

John Trap est un formidable manieur de sons, qui semble avoir beaucoup d’imagination, lui aussi. Travailler avec lui doit être stimulant ?

E. B. & H.P. : Thomas est, en effet, un personnage très riche et prolixe ; à ce titre, il est très motivant de travailler avec lui. Sa capacité de création permet à SLuG d’exister, d’être sans cesse en mouvement. Ce qui est stimulant également, c’est que nos univers s’imbriquent : chaque morceau devient un monde où nos imaginaires respectifs peuvent s’exprimer librement. Une véritable alchimie en quelque sorte ! Nous travaillons dans un grand respect mutuel et chacun naturellement trouve sa place dans ce processus de création.

Thomas, ceux qui ont écouté votre musique mais aussi vos participations à « Hamtaï » ou « Hür » connaissent votre imagination puissante et savent que vous êtes un formidable créateur de sons, de climats. Pouvez-vous nous en dire plus sur le matériel que vous utilisez pour inventer votre musique ?

T. L. : Une guitare, un ordinateur et une réserve inépuisable de samples provenant presque exclusivement du cinéma (bandes son, bandes originales). Je suis un collecteur pathologique.

Que vous inspirent vos deux complices ?

T. L. : Ils m’inspirent tout court ! J’ai la chance de travailler avec une chanteuse et un musicien formidables, curieux et ouverts. Je vais beaucoup apprendre à leurs côtés, et j’en salive d’avance.

Les projets de SLuG ?

T. L. : Jouer sur scène et continuer à construire des morceaux pour un deuxième album, déjà en route !

par Denis Desassis // Publié le 28 septembre 2009

[1Signée Rodgers et Hammerstein en 1959, cette comédie musicale sera adaptée en 1965 au cinéma par Robert Wise. Pour ce qui est du lien avec SLuG, on s’amusera d’apprendre que The Sound of Music, en v.o., était basé sur un livre intitulé La famille des chanteurs Trapp ! Il n’y a pas de hasard !

[2Pour prendre la mesure de son talent il suffit d’écouter ses prestations presque iconoclastes sur deux récents hommages à Christian Vander : Hamtaï (Welcome Records – 2007) et Hür (Soleil Zeuhl – 2009).

[3Rappelons qu’Emmanuel Borghi a œuvré plus de vingt ans au service de la musique de Christian Vander, tant au sein de Magma que d’Offering ou Alien, sans oublier ses trio ou quartet coltraniens.

[4Non identifiés car il s’agit bien d’une élaboration collective - voir entretien ci-dessous.

[5Il nous rappelle, en quelques secondes de « My Dear Hunter » - le temps d’un chorus - qu’il est aussi un formidable joueur de Moog.

[6Tous les textes sont écrits dans cette langue.

[7Charles Laughton (1955) avec Robert Mitchum, dont le titre original est Night Of The Hunter.