Enfant, Silvia Berger avait l’habitude de voir sa mère stocker ses pots de confitures dans une pièce aux épais murs de béton. Chaque fois que sa mère l’envoyait chercher un pot, la petite fille devait rassembler tout son courage pour ouvrir la lourde porte et s’aventurer dans le sombre petit bunker servant de cave à la famille. C’est là que la famille Berger entreposait ses réserves de nourriture, à l’abri de murs nus et humides. Non pas que la confiture des Berger représentât un trésor inestimable, ou que la nourriture manquât. Cette étrange caractéristique est parfaitement normale dans un pays où la loi impose la construction d’un abri antiatomique dans toutes les maisons d’une certaine taille.

Ceux qui ne veulent pas d’une pièce vide chez eux s’en servent de débarras, d’atelier ou de remise à outils. En Suisse, avoir un abri antiatomique chez soi est aussi banal que posséder un salon ou un garage. “Les abris font partie de notre identité”, explique Silvia Berger, aujourd’hui historienne et spécialiste de cette tradition suisse. En Suisse, la peur se mesure au mètre carré : la confédération helvétique compte plus de 300 000 abris sur son territoire, soit près de 8,6 millions de places pour un pays de 7,6 millions d’habitants. Et ça n’est pas prêt de s’arrêter là.

Le 9 mars, vingt ans après la fin de la guerre froide, le Conseil fédéral mettait pourtant fin à l’obligation de posséder un abri. Deux jours plus tard, un tsunami détruisait la centrale nucléaire de Fukushima. Une vague d’inquiétude s’est alors emparé du pays et le parlement revint sur sa décision. Tandis que le gouvernement allemand se pressait de sortir du nucléaire, le Conseil fédéral suisse ordonnait non seulement le maintien mais également la construction de nouveaux abris. Ainsi survit une étrange tradition.

Demander à un Suisse s’il possède un abri antiatomique revient à peu près à lui demander s’il respire de l’air. Evidemment ! Les abris font partie de l’identité suisse au même titre que le fromage, les montres et le chocolat. Il y en a dans toutes les villes. Il en existe des petits, discrètement cachés dans la cave d’une maison familiale, et des grands, véritables forteresses de montagne proposant des centaines de places. Tous répondent à de strictes normes de sécurité : les portes blindées sont obligatoires, de même que des murs en béton d’au moins 50 centimètres d’épaisseur. Certains sont confortables, mais la plupart se contentent de murs nus, d’une lumière au néon et de conduits d’aération au sol ainsi que de lits superposés métalliques de l’armée. L’abri antiatomique n’a pourtant pas de connotation négative pour la plupart des Suisses. “Pour des Allemands, ce mot évoque la guerre et le retranchement. Les Suisses, eux, aiment les espaces souterrains, au moins depuis la construction du tunnel du Gothard”, explique Silvia Berger.

Bon nombre de refuges sont vides mais la plupart des abris privés sont utilisés. Certains sont recyclés en salle de musique, d’autres en foyers d’accueil pour demandeurs d’asile. Au début des années 90, la ville de Sevelen dans le canton de Saint Gall, a dû construire pour près de trois millions d’euros d’abris communaux. La faute à une loi de 1963 sur la protection civile selon laquelle toute personne ne possédant pas d’abri dans sa maison est redevable d’une taxe en contrepartie de laquelle la municipalité s’engage à lui offrir une place dans un abri communal. La municipalité fut rapidement confrontée à d’importants coûts immobiliers et demanda aux artistes Frank et Patrik Riklin de développer un concept permettant d’utiliser ces abris.


“C’était absurde. Tout le monde savait que ces abris flambant neuf ne seraient d’aucune utilité puisqu’il n’y a plus de risque de guerre”, raconte Frank Riklin. En 2008, les deux artistes conceptuels présentèrent le premier “hôtel zéro étoile” dans un bunker de 300 places. Ils ont remplacé le mobilier militaire par des lits de style provenant d’anciens hôtels de luxe et le nouvel établissement ne coûta pas un sou à la municipalité. D’autres villes utilisent également ces espaces de manière originale : à Trogen, dans le canton d’Appenzell Rhodes Extérieures, l’abri communal sert à présent de réserve pour les bibliothèques cantonales. Les faibles variations de température en font un lieu de stockage d’archives idéal. Reste que, hôtel ou bibliothèque, les lieux doivent pouvoir être vidés en moins de 24 heures en cas d’urgence, ainsi que le stipule la loi sur la protection civile. Les autorités suisses ne facilitent décidément pas la tâche aux recycleurs d’espace.

L’histoire de cette tradition suisse suit l’évolution des peurs mondiales. En 1950, quelques mois seulement après les premiers essais nucléaires réussis de l’Union soviétique et l’apparition du spectre d’une guerre atomique, le parlement suisse décide la construction de nouveaux abris.
En 1963, moins d’un an après la crise des missiles de Cuba, le pays rend obligatoire la construction d’abris dans les maisons. Le 6 juin 2011, suite à la catastrophe de Fukushima, le Conseil fédéral a estimé que les abris antiatomiques avaient toujours leur place au XXIe siècle. Franziska Teuscher n’est pas de cet avis. “Les abris antiatomiques ne sont plus adaptés”, explique la conseillère fédérale et vice-présidente du parti vert en Suisse. Certes ils protègent d’une attaque nucléaire mais pas des conséquences d’un accident nucléaire. “On ne peut pas y vivre pendant des mois”, poursuit-elle.

Franziska Teuscher préfère se battre pour une sortie rapide du nucléaire. Car, parallèlement au débat sur les abris antiatomiques, le Parlement suisse a adopté [en juin dernier] le principe de l’abandon du nucléaire - sans toutefois proposer de calendrier aussi ambitieux que celui de l’Allemagne. “Tant qu’il y aura de nouveaux dangers, il y aura des abris en Suisse”, estime pour sa part Silvia Berger. Les mamans suisses n’ont pas fini d’envoyer leurs enfants chercher les pots de confiture dans des abris blindés.