En tant que New-Yorkais résidant à
Los Angeles, et m’étant rendu sur le site du World Trade Center, où j’ai vu les
noms d’amis sur une plaque, c’est avec un certain intérêt que j’ai suivi
la controverse sur ce que l’on appelle la “mosquée de Ground
Zero”. Et, comme dans la plupart des débats, l’affaire n’a pas tardé à
se résumer aux arguments pour et contre les plus simplistes. Pour le camp du
pour, il s’agit d’une question de liberté religieuse, une façon de montrer que nous,
les Américains, sommes au-dessus des réactions primaires et viscérales qui diabolisent
l’islam en invoquant le 11 septembre et l’extrémisme dans le monde entier.
Montrons à la planète ce que signifie être américain en célébrant la liberté religieuse. Nous sommes à New York. Nous nous félicitons de la diversité. Nous
sommes la diversité. Du côté du contre, les arguments sont moins théoriques,
plus passionnels. C’est un camouflet pour tous les New-Yorkais, tous les
Américains, tous les gens – surtout ceux qui ont souffert personnellement le
11 septembre.

Mais plus j’entends ces discours,
plus je constate qu’un argument en particulier fait défaut. Ce n’est pas une
question de permission, mais d’intention. Il ne s’agit pas de savoir s’il faut ou non autoriser une association à construire une mosquée-centre
culturel si près de Ground Zero, mais de savoir pourquoi elle veut le faire.

Même si l’on soupçonnait les auteurs
du projet d’être animés des pires intentions – de vouloir porter l’insulte à
son comble –, en quoi l’insulte pourrait-elle atteindre le degré des
souffrances subies ? Ces dernières ont été si terribles que l’insulte semble pâle en comparaison. Ce serait se donner bien du mal pour un geste
symbolique relativement dépourvu de sens.

Mais, dans l’intérêt du débat,
attribuons les meilleures intentions possibles aux auteurs du projet.
L’occasion de révéler le vrai visage de l’islam et d’effacer la tache de ces imbéciles à l’âme noire qui ont été assez stupides pour
se laisser convaincre qu’ils accomplissaient la volonté de quelque puissance
supérieure en commettant un massacre. Si l’intention est de nous appeler à ne
pas juger l’islam à l’aune du terrorisme, de montrer que nous partageons une
tradition religieuse commune et de passer outre aux barrières culturelles,
alors pourquoi faire la seule chose qui risque de blesser encore plus le cœur
des Américains ? S’imaginer que le projet ne susciterait pas une réaction
vigoureuse, viscérale, c’est de la malhonnêteté intellectuelle. En dévoilant le
plan de construction d’une mosquée à quelques rues du site, non seulement on
accroît la douleur de ceux qui ont souffert ce jour-là, mais on permet aussi à
tous les politiciens, pour ne rien dire de tous les imbéciles qui, aux
Etats-Unis, disposent d’un compte Twitter, de se lancer dans une campagne de
diabolisation de l’islam et de marquer des points politiques en pleine année
électorale [des élections législatives auront lieu en novembre prochain]. C’est le moyen garanti de ne pas atteindre ses objectifs. Et,
soyons un peu plus cyniques, si le but était avant tout de réaliser une
opération de com, c’est franchement raté.

Si l’on accepte le principe que la
compassion est à la base de toutes les traditions religieuses, et si
l’intention même partielle de ce projet est de tendre la main aux victimes, de
leur montrer de la compassion, eh bien ce n’est tout simplement pas très
compassionnel. Si les gens à l’origine du projet tenaient sincèrement à révéler
la vraie nature de l’islam, pourquoi le faire avec un édifice ? Même si
j’ai quitté New York il y a plus de vingt ans et que je n’y reviens qu’environ
une fois par an, d’après mes souvenirs, un nouveau chantier n’est certainement
pas ce dont New York a un besoin urgent. La ville grouille de bâtiments. Au
lieu d’encombrer le paysage architectural, si l’objectif est de panser les
blessures, pourquoi ne pas prendre ces 100 millions de dollars et s’en servir
pour les panser effectivement ? Créez un fonds pour les familles des
victimes. Pour les flics. Les pompiers. Le SAMU. Les sauveteurs. (Surtout ceux
dont il n’a pas semblé nécessaire de maintenir la couverture médicale, en tout
cas d’après les républicains de la Chambre des représentants.) Servez-vous de
cet argent pour soigner des blessures qui ne guériront peut-être jamais. Aidez
à rebâtir les vies des gens dont l’existence s’est arrêtée comme une montre sur
laquelle on aurait marché il y a presque neuf ans. Donnez de l’argent aux
écoles. Aidez les malades. Apportez votre soutien aux familles en difficulté.
Oubliez momentanément les gestes symboliques au profit d’une aide concrète.

D’un certain point de vue, ce n’est pas
tant une question de liberté religieuse que de bon sens. Vous ne sensibiliserez pas
les Américains à l’islam en construisant une mosquée-centre
communautaire. Surtout sur ce site. Vous pourriez leur apprendre ce
qu’est l’islam par des actions qui seraient autant de preuves d’amour, de
compassion, de désir de panser les blessures. Ce faisant, vous pourriez un jour
rencontrer des partenaires américains qui vous aideraient à édifier un centre
culturel musulman et une mosquée dans la ville – et cet édifice serait alors un
authentique monument à notre compréhension mutuelle, à notre guérison mutuelle.