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Pendant les massacres syriens, les affaires continuent à Paris

Rosoboronexport, principal fournisseur d’armes au pouvoir syrien, aura son stand au Salon Eurosatory, du 11 au 15 juin à Villepinte. La présence du géant russe du matériel militaire émeut les ONG.

Par Natalie Nougayrède

Publié le 09 juin 2012 à 11h22, modifié le 11 juin 2012 à 12h43

Temps de Lecture 4 min.

La coïncidence est pour le moins fâcheuse. Alors que la Russie poursuit une politique d'appui au régime de Bachar Al-Assad, marquée en particulier par des livraisons d'armes à Damas malgré la férocité de la répression, et tandis que la France s'affiche comme l'un des fers de lance des efforts diplomatiques pour tenter de mettre fin à ce sanglant engrenage, voici que le principal fournisseur d'armes au pouvoir syrien, la centrale étatique russe Rosoboronexport, s'apprête à bénéficier d'une formidable tribune d'autopromotion… à Paris, et avec la pleine caution du gouvernement français.

Rosoboronexport, le géant russe des exportations d'armes, placé sous le contrôle étroit du Kremlin, aura ainsi, comme si de rien n'était, son stand au salon international Eurosatory consacré au matériel pour les armées de terre, qui se tient à Villepinte du 11 au 15 juin. Quinze mois de bain de sang en Syrie, accompagné par une tenace "protection" russe offerte à Damas, n'auront pas suffi, manifestement, pour décourager pareille présence commerciale. La Syrie s'enfonce dans la guerre civile, mais sur le marché des armes, c'est "business as usual". Eurosatory sera inauguré lundi 11 juin par le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian. Une centaine de délégations officielles étrangères, dont une russe, ont été invitées.

Les défenseurs des droits de l'homme s'émeuvent de ce "couac" à ce stade de la crise en Syrie, où les massacres de femmes et enfants semblent entrés dans une terrifiante routine. "La France devrait annuler l'autorisation de participer à ce salon d'armements accordée à Rosoboronexport", commente Lotte Leicht, la représentante à Bruxelles de Human Rights Watch, organisation qui a lancé une campagne pour que les pays de l'Union européenne (UE) mette à l'index le marchand d'armes russe.

PAS D'EMBARGO SUR LES LIVRAISONS D'ARMES À LA SYRIE

Rosoboronexport s'abrite depuis des mois derrière un argument très rodé par les autorités russes : il n'existe aucun embargo décrété par l'ONU contre les livraisons d'armes à la Syrie. Ce n'est guère étonnant, puisque la Russie bloque depuis des mois toute résolution allant dans ce sens, au Conseil de sécurité. L'UE a bien adopté, elle, une telle mesure, mais elle ne contraint en rien la Russie, qui se considère dans son bon droit pour poursuivre des déchargements d'armes dans le port syrien de Tartous, où elle dispose d'une base militaire. Au moins quatre livraisons de ce type ont eu lieu depuis décembre 2011 – la dernière datant du lendemain du massacre de Houla, commis le 25 mai.

"C'est une question de morale plus que de droit, réagit Lotte Leicht. La question est : où la France veut-elle se situer, dans ce débat ? Les pays européens engagés dans la lutte contre la répression en Syrie devraient s'abstenir de procurer la moindre occasion à Rosoboronexport de se mettre en valeur. Cette structure poursuit ses transactions avec l'armée syrienne, dont les crimes sont assimilés par les instances de l'ONU à des crimes contre l'humanité."

Contacté par Le Monde, le directeur d'Eurosatory, Patrick Colas des Francs, précise qu'il n'a fait l'objet d'"aucune" démarche de la part des autorités françaises pour annuler la présence de Rosoboronexport au salon des armements. "Annuler Rosoboronexport, cela coûterait un paquet d'argent à la Russie, observe-t-il, et cela ferait un incident diplomatique". Vendredi, ni le Quai d'Orsay ni le ministère de la défense n'ont souhaité faire de commentaire.

La Russie a été pointée du doigt avec plus ou moins de véhémence par les Occidentaux pour son soutien à Damas. En particulier par la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, qui déclarait début juin : "L'afflux continu d'armes à la Syrie en provenance de Russie a renforcé le régime Assad, et la poursuite de ce commerce soulève de sérieuses préoccupations." Mais la Russie a aussi réussi, par son obstruction à l'ONU, à s'imposer comme la "clef" d'une hypothétique solution politique en Syrie, rôle qu'elle entend monnayer dans le cadre de tractations plus larges avec les Etats-Unis.

DES BLINDÉS SURNOMMÉS "TERMINATOR"

La France apparaît en position bien inconfortable, alors qu'elle doit accueillir, le 6 juillet, le Groupe des amis du peuple syrien, où le thème des livraisons d'armes à Damas pourrait être mis en exergue. Paris jongle avec des priorités contradictoires : comment poursuivre une coopération militaro-industrielle avec la Russie sans piétiner les grands principes que l'on défend au plan international ? Peut-on accueillir Rosoboronexport en fermant les yeux sur ses activités au cœur d'une zone où se perpétuent les pires atrocités ? D'autant que la France défend, à l'ONU, un projet de traité international sur le commerce des armes, dont la négociation doit s'intensifier cet été et qui vise à empêcher les fournitures aux Etats répressifs.

Rosoboronexport était frappé jusqu'en 2010 de sanctions américaines en raison de ses livraisons à l'Iran, mais le Pentagone a récemment décidé d'acheter une vingtaine d'hélicoptères à cette structure russe pour équiper l'armée afghane. Des élus du Congrès ont protesté contre ce choix, en invoquant le drame de la Syrie. En 2011, à deux reprises, l'UE a adopté des sanctions contre des entités iraniennes (les pasdarans) accusées d'apporter un soutien "technique et en matériel à la répression" en Syrie.

Vladimir Poutine se sent manifestement à l'abri de pareilles mesures, lui qui assurait, lors d'une récente tournée en Europe, qu'aucun armement russe fourni à Damas, n'était utilisé dans la "guerre civile". Mais qui, parmi ses interlocuteurs, lui a demandé d'en fournir la preuve ? Sur son site Internet, Rosoboronexport annonce que ses "plus performantes" productions seront présentées à Eurosatory, dont des systèmes de véhicules blindés BMPT "méritant bien le surnom de "Terminator"".

Moscou a livré ces dernières années des avions de combats, des missiles, des tanks et des munitions à la Syrie. Rosoboronexport se félicite par ailleurs de sa "coopération croissante avec la France", citant en particulier les sociétés Thalès, Safran et Sagem. Une coopération qui "n'entre pas dans la catégorie vendeur-acheteur", mais devrait inclure un volet "plus large" pouvant bénéficier à des "pays tiers". Des pays tiers ? On ose espérer que la Syrie n'en fait pas partie.

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