Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Morts par la France

L'historienne Armelle Mabon a enquêté sur le massacre par l'armée française de tirailleurs sénégalais à Thiaroye, en 1944. Un drame qui, selon elle, aurait fait 70 victimes. La France en a reconnu la moitié.

Par  et Benoît Hopquin

Publié le 21 mars 2013 à 17h16, modifié le 25 mars 2013 à 16h25

Temps de Lecture 6 min.

Antoine Abibou prisonnier de guerre en Bretagne. Antoine Abibou a été 
condamné à dix ans de détention le 5 mars 1945, par suite de la rébellion 
du camp de Thiaroye.

Il est des recherches d'historien qui virent peu à peu à l'enquête de police, sans l'inconvénient des lois de prescription. Il en est ainsi des travaux d'Armelle Mabon, maître de conférences à l'université Bretagne-Sud, à Lorient (Morbihan). Depuis 1996, cette femme combative tente d'élucider ce qu'il reste d'énigme dans l'un des grands drames de l'histoire coloniale française : le massacre par l'armée française de dizaines de tirailleurs africains à Thiaroye, au Sénégal, le matin du 1er décembre 1944.

Les archives officielles - rapports, circulaires, enquêtes - se livrant à une réécriture de l'affaire, il lui a fallu trouver ailleurs la vérité. Depuis dix-sept ans, elle convoque donc la science balistique, collationne les expertises d'armuriers, confronte les récits et les chronologies des témoins ou de leurs descendants, repère les contradictions au sein des rapports qu'elle répertorie patiemment dans des tableaux Excel. Bref, de l'investigation à part entière, d'où affleure peu à peu la vérité.

"UN MENSONGE D'ETAT DEPUIS SOIXANTE-DIX ANS"

Thiaroye : de prime abord, cette page d'histoire est connue et même reconnue. La France a officiellement admis le massacre, en 2004. Lors d'un voyage au Sénégal, en octobre 2012, François Hollande a fait explicitement référence à cette "répression sanglante" dans un discours prononcé à Dakar. Mais, en même temps, le scénario de la fusillade et jusqu'au nombre des victimes restent en grande partie obscurs. L'armée française s'est toujours abritée derrière l'explication de la réaction à une mutinerie armée. "Un mensonge d'Etat depuis soixante-dix ans", peste l'historienne. "Une fable", confirme le général André Bach, ancien responsable des archives de l'armée de terre.

Rappel des faits ou du moins de ce que l'on en sait. En 1940, les tirailleurs sénégalais - appellation générique désignant des combattants de plusieurs pays d'Afrique noire - participent à la campagne de France. Des milliers meurent au combat. Entre 1 500 et 3 000 d'entre eux, sitôt faits prisonniers, sont froidement abattus par des soldats allemands gavés d'idéologie suprémaciste. Après l'armistice, près de 70 000 soldats indigènes venus de tout l'empire sont internés dans des camps de prisonniers aménagés sur le territoire français (frontstalags), le régime nazi ne voulant pas de la présence de ces "races inférieures" sur le sol du Reich. La sous-alimentation, le froid, la maladie et le travail forcé déciment les prisonniers. Des internés parviennent à s'évader, cachés par la population complic$e, et rejoignent parfois les rangs de la Résistance.

Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences
Découvrir

ARRIÉRÉS DE SOLDE

Dès 1944, les frontstalags sont libérés au fil de l'avancée des forces alliées. L'administration organise le rapatriement de leurs occupants africains vers les colonies. Deux mille tirailleurs se retrouvent ainsi, le 3 novembre 1944, à Morlaix (Finistère). De là, ils doivent embarquer sur le Circassia. Mais les soldats exigent au préalable de recevoir leurs arriérés de solde, quelques milliers de francs de l'époque. Trois cents s'obstinent, refusent de monter à bord et sont expédiés manu militari dans un centre de détention des Côtes-d'Armor. Les autres obtempèrent finalement après avoir touché un quart de la somme et surtout après avoir reçu la promesse de recevoir le reste à l'arrivée.

Une nouvelle grogne éclate lors d'une escale à Casablanca et 400 tirailleurs restent à quai. Ce sont 1 280 soldats qui arrivent finalement à Dakar, le 21 novembre 1944. Ils sont aussitôt enfermés dans des baraquements, à quelques kilomètres de là, dans la caserne de Thiaroye. Les autorités coloniales entendent les renvoyer dans leurs foyers. Les hommes réclament d'abord leur dû. Le 28 novembre, la tension monte. Cinq cents hommes sont sommés de prendre un train pour Bamako. Ils refusent. Venu négocier, le général Dagnan est pris à partie. Il promet le paiement des arriérés. Mais le 1er décembre au matin, le camp est encerclé par un imposant dispositif humain et matériel.

DES RAPPORTS LITIGIEUX

A partir de là, rien n'est clair, si ce n'est qu'une fusillade éclate peu après 9 heures. C'est ici que l'historienne doit se faire limier, tant les rapports sont litigieux. Le témoignage écrit du lieutenant-colonel Le Berre diverge ainsi de celui du chef de bataillon Le Treut, du capitaine Olivier, du colonel Carbillet, du général Dagnan, du lieutenant-colonel Siméoni, du lieutenant de gendarmerie Pontjean, du colonel Le Masle ou du général de Perier, qui diligentera une commission d'enquête en 1945. Certaines circulaires ou certains comptes rendus sont même introuvables. " Ils ont disparu", explique l'historienne, qui a exploré les différents centres où sont conservés les documents de l'époque, en France, mais aussi au Sénégal.

Au fil des versions se développe l'idée d'une riposte à des tirs à la mitraillette ou au pistolet-mitrailleur venus des mutins. Le général Dagnan a fait établir à l'époque une liste des armes prétendument retrouvées. Armelle Mabon l'a fait examiner par des experts de l'Union française des amateurs d'armes. Rien ne tient dans cet inventaire ni ne justifie d'utiliser de tels moyens - un char, deux half-tracks, trois automitrailleuses - pour y répondre.

Officiellement, 35 tirailleurs furent tués ce 1er décembre, chiffre repris par François Hollande dans son discours à Dakar. Vingt-quatre seraient morts sur le coup et onze à l'hôpital. Mais le rapport du général Dagnan daté du 5 décembre fait état de "24 tués et 46 blessés transportés à l'hôpital et décédés par la suite", soit 70 victimes. "Pourquoi aurait-il eu intérêt à alourdir le bilan ?", demande l'historienne qui accrédite plutôt ce dernier chiffre.

TUÉS POUR L'EXEMPLE

Armelle Mabon conclut que les autorités militaires au plus haut niveau voulaient, depuis la veille, faire un exemple contre des soldats qu'elles estimaient en état de rébellion. "Les contradictions multiples et les nombreuses incohérences associées aux témoignages suggèrent fortement la préméditation", affirme-t-elle. Les officiers auraient pris prétexte d'un début d'échauffourée pour tirer. Certaines des victimes avançaient sur les hommes qui les encerclaient, exhibant leurs galons français.

Une trentaine de mutins seront condamnés à des peines allant jusqu'à dix ans de prison, avant de bénéficier d'une grâce amnistiante du président Auriol en 1947. A une exception, les auteurs de la fusillade et ceux qui l'auront ordonnée ou couverte ne furent jamais inquiétés. Cependant, passant au crible leurs dossiers personnels, Armelle Mabon a pu constater que leur carrière fut entravée à dater de ce jour : mise à la retraite d'office, avancement refusé, annotations négatives. "Ils ont été sanctionnés en préservant l'honneur de l'armée", conclut l'historienne. Un aveu déguisé que des fautes ont été commises.

GRAVE BAVURE MILITAIRE

"Il faut réhabiliter les tirailleurs morts, blessés, pour avoir simplement réclamé un droit dont ils ont été spoliés", estime Armelle Mabon, qui publiera ses conclusions dans un ouvrage collectif à paraître aux PUF en octobre 2013 : Nouvelle histoire des colonisations européennes (XIXe-XXe siècles). Sociétés, cultures, politiques.

Thiaroye n'est pas resté simplement dans l'Histoire comme une grave bavure militaire. La fusillade s'inscrit, avec les événements de Sétif et d'autres, dans cette période où les autorités coloniales, après s'être comportées souvent sans grand honneur pendant le conflit, furent incapables de percevoir les changements induits par la seconde guerre mondiale. Les tirailleurs rentraient d'Europe porteurs de valeurs nouvelles. "Ils viennent à la colonie avec l'idée bien arrêtée d'être les maîtres, de chasser les Français", redoute ainsi le lieutenant-colonel Le Berre dans son rapport. Le général Dagnan craint que ces hommes ne "forment le noyau agissant de tous les groupements hostiles à la souveraineté française".

CITOYENS À PART ENTIÈRE

Face à eux, la caste administrative conservait ses préjugés racistes. Dans de multiples textes d'époque, la hiérarchie militaire dénie ainsi aux tirailleurs le droit à un argent qu'ils seraient incapables de gérer. Pour Armelle Mabon, avec Thiaroye, "il s'agit de réimposer la domination coloniale ébranlée par la guerre".

Le peu de cas fait de ces tirailleurs qui s'étaient battus pour la France apportait un démenti à ceux qui espéraient que les indigènes de l'empire pourraient devenir des citoyens à part entière de la République. Lamine Guèye, avocat des "mutins", et Léopold Sédar Senghor, qui demanda leur amnistie, deviendront bientôt deux artisans de l'indépendance.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.