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Il était une forêt : ce film, le botaniste Francis Hallé en rêvait depuis plus de vingt ans. Parce que les mots ardus de la science ont leurs limites, il lui semblait nécessaire, urgent de confier son message à un artiste pour toucher le cœur du grand public et dire la beauté des forêts tropicales. Tenter de sauver ce qui reste de ces cathédrales de biodiversité assiégées de toutes parts qu'en arpenteur des sous-bois et des canopées depuis plus d'un demi-siècle, il connaît dans leur intimité. Francis Hallé a vu beaucoup de jeunes cinéastes très motivés mais désargentés et quelques stars intéressées mais trop occupées avant de rencontrer Luc Jacquet.
Le réalisateur de La Marche de l'empereur et du Renard et l'enfant ne connaissait pas la forêt tropicale. Françis Hallé a su lui en parler, lui montrer son exceptionnelle richesse au cours d'une immersion de deux semaines en Guyane et finalement le convaincre de tenter ce pari fou : faire un film dont les arbres, ces grandes masses verticales et en apparence inertes, seraient les héros.
Il était une forêt, tourné au Pérou et au Gabon, est un voyage dans un monde en voie de disparition dont les derniers témoins se trouvent en Amazonie, dans le bassin du Congo et sur quelques îles asiatiques. Il en montre la beauté et non la destruction. C'est ce parti pris qui a réuni les deux hommes, convaincus qu' "on protège mieux que ce que l'on aime". Rencontre.
L’art est-il le dernier recours pour sensibiliser les hommes à la disparition des forêts primaires ?
Francis Hallé : Je ne sais pas si c’est le dernier recours, mais il est clair que la science a besoin de l’art. Beaucoup de textes scientifiques ont été écrits sur les forêts tropicales, mais ils sont trop difficiles pour toucher le grand public. Or c'est vers lui qu'il faut aller si nous voulons conserver une chance de sauver ces forêts. Qui mieux que le cinéma peut y parvenir ?
Luc Jacquet : Plus que l'art, c'est pour moi l'émotion et ce qu'elle permet de transmettre qui est essentielle. Je suis à la recherche d'une nouvelle voie, d'un nouveau discours pour attirer l'attention d'un large public sur les questions de conservation de la nature. Beaucoup a été écrit et montré sur la déforestation et sur les autres atteintes majeures à l'environnement. Nous sommes à un niveau d'alerte maximum et rien ou si peu se passe. Le discours alarmiste ne fonctionne pas, il faut donc essayer autre chose.
Cela explique que le film ne s’attarde pas sur la déforestation?
F. H. : Oui. Mais je souhaitais aussi démonter cette image d'une forêt tropicale synonyme d' "enfer vert" comme cela est véhiculé par la littérature depuis l'époque coloniale. Cette image qui ne correspond pas à la réalité légitime le fait que l'on puisse chercher à l'abattre. Pourquoi faudrait-il protéger l'enfer ? Notre choix a donc été d'en montrer l'importance, la beauté et le potentiel poétique.
L. J. : L’important a été pour nous de montrer ce que nous sommes en train de perdre. Je ne connaissais pas la forêt. Je l’ai découverte avec Francis en Guyane et ce fut un choc. Regarder le monde du point de vue de ces grands arbres immobiles nous entraîne très loin. Cela nous contraint à remettre en cause notre ethnocentrisme.
Vous dites que les arbres finiront par avoir le dessus, que voulez-vous dire?
F. H. : Oui, les arbres auront le dessus car ils nous survivront mais pas la forêt primaire, qui, malheureusement je crois, est vouée au rythme actuel à disparaître. A l’échelle de ma vie d’homme, au cours des cinquante années de ma vie professionnelle, j'ai assisté au basculement d’une situation de pléthore à une situation de grave pénurie. Je suis horrifié. Qu’est ce qu’une vie d’homme à l’échelle du temps ? Et pourtant, ajoutons quatre ou cinq vies d’hommes et que restera-t-il ? Nous sommes sur une pente monstrueuse. Il n’y a pas de frein.
Comment cela s'est-il passé ?
F.H. : L'exploitation de la forêt tropicale a pris son essor au lendemain de la seconde guerre mondiale. Elle a bénéficié des nouvelles technologies militaires comme les engins à chenille, qui ont permis de pénétrer plus facilement dans les forêts pour en sortir les arbres de valeur. Il faut aussi se souvenir que dans les années 1960, l’activité forestière occupe une place noble dans les politiques de développement. Ce n'est que plus tard, dans les années 1980, que l'on a compris que ce n'était pas du développement mais du pillage.
L'exploitation "durable" des forêts primaires n'existe pas selon vous ?
F. H. : En dehors des ethnies qui vivent dans les forêts, personne ne sait les exploiter sans les détruire. Nous avons mis du temps à comprendre que les forêts tropicales sont soumises à des contraintes très particulières. Ces contraintes ne sont pas, comme pour les forêts tempérées d'Europe, de nature climatique : le froid en hiver et la sécheresse en été. Dans les tropiques, cette contrainte est biologique, ce qui signifie que chaque être vivant est entouré d'un réseau complexe d'autres êtres vivants avec lequel il est en interaction. Toute perturbation peut être fatale. Le coupeur de bois n’a aucune idée de l’écheveau complexe qu’il est en train de déstabiliser. C’est une fiction d’imaginer qu’en pratiquant une exploitation très sélective des arbres, on ne détruit pas la forêt.
Où se trouvent les dernières forêts primaires ?
F.H. : Il en reste très peu, même s’il est difficile d’en donner une mesure précise car les données satellitaires sur lesquelles nous nous fondons ne font pas la distinction entre un couvert secondaire déjà dégradé et un couvert primaire qui n’a subi aucune modification du fait de l’homme. Il faudrait aller sur le terrain et à l’échelle mondiale, c’est difficile. Ce que nous savons, c’est que les dernières forêts primaires se trouvent en Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans la boucle du Congo en Afrique et en Amérique du Sud dans les Guyanes et sur le piémont des Andes.
En tant que consommateur, faut-il boycotter le bois tropical ?
F.H. : Non. Ce serait terrible car si les pays qui ont des forêts ne peuvent plus rien en tirer monétairement, alors leur seule solution sera de tout couper pour mettre du palmier à huile ou autre chose. Mais il faut exiger la traçabilité, le nom du bois que l’on achète, d’où il vient. Il faut développer les plantations pour diminuer la pression sur les forêts naturelles. Les pays en développement doivent avoir conscience de la valeur inestimable de la forêt du point de vue de la biodiversité. Ils doivent comprendre que couper la forêt tropicale est bien plus grave que couper les forêts tempérées.
Que faire alors ?
F. H. : J'ai envie de dire : ne plus rien faire, laisser la forêt primaire se reconstituer, ce qui demandera, comme nous le montrons dans le film, 700 ans. La visiter, l'admirer.
L. J. : Les forêts primaires devraient pouvoir évoluer sans l’intervention humaine. Ce qui implique que nous acceptions collectivement de mettre un frein à l'exploitation des ressources naturelles pour préserver certains espaces qui appartiennent au patrimoine de l'humanité et dont notre avenir dépend. L'homme se comporte comme une espèce pionnière. Il faut mettre des limites, créer des sanctuaires où il ne puisse aller pour exploiter. Mais cela cela demande une volonté politique forte qui n'existe pas aujourd'hui
Votre film est un appel à la conscience de chacun d'entre nous ?
L. J. : Notre proposition est que chacun s’approprie la beauté de ces forêts primaires pour commencer à changer de point de vue sur notre monde. Le Monde du silence, réalisé par le commandant Cousteau, a ouvert les yeux sur ce qu’il y avait à voir dans les profondeurs des océans et que nous ignorions. Les océanographes disent que ce film a ouvert la voie à la recherche océanographique. C'était en 1956, il y avait à l'époque beaucoup de choses à sauver dans les océans. Nous arrivons plus tard, la situation des forêts tropicales est plus grave, mais il serait coupable de ne pas essayer.
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