En déboulant à 12 h 20, le 3 septembre 2003, dans les locaux du Bay Area Laboratory Cooperative (Balco), près de San Francisco, 9 mm au poing, les 24 agents de l'Internal Revenue Service (IRS), le fisc américain, et de la San Mateo County Narcotics Task Force n'imaginaient pas qu'ils allaient déclencher l'un des plus importants séismes de l'histoire du sport américain. Depuis 2000, le laboratoire fournissait à un bataillon de sportifs de haut niveau un stéroïde baptisé «the Clear» et sa version en baume, «the Cream». Particularité de ce produit, la THG (tétrahydrogestrinone), surnommé le «carburant pour fusée» (rocket fuel): il était indétectable et quelques gouttes sous la langue suffisaient.

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«Cela fait vingt-cinq ans que je travaille dans ce domaine, explique le Dr Steven Ungerleider, membre du Comité olympique américain et auteur d'une enquête sur le dopage dans l'ex-Allemagne de l'Est. L'affaire Balco est un tournant historique. Aux Etats-Unis, jusqu'à présent, il n'y avait jamais de scandale, tout juste quelques athlètes isolés à qui l'on tapait sur les doigts. Aujourd'hui, tout a changé.» Plus question de s'accommoder de la triche. Le ménage dans le sport s'inscrit dans un climat de retour à la vertu. «Depuis le scandale Enron, explique Travis Tygart, conseiller juridique de la United States Anti-Doping Agency (Usada), le gouvernement pourchasse la fraude dans les entreprises. La chasse aux produits dopants relève du même combat. On a beaucoup dit que la dernière élection s'était jouée sur les valeurs. Le dopage est certainement une affaire de valeurs morales. Certains sports ne sont que du cirque.»

Donc, rompant avec le laxisme et les discrets arrangements à l'amiable, le gouvernement américain, au plus haut niveau, a décidé de mettre les pieds dans le plat. Le 12 février 2004, 42 chefs d'accusation contre les dirigeants de Balco ont été rendus publics dans une mise en scène digne de la capture d'Al Capone. John Ashcroft, ministre de la Justice lors du premier mandat de George W. Bush, Mark Everson, responsable de l'Internal Revenue Service, et Mark McClellan, à la tête de la Food and Drug Administration (FDA), accompagnés du shérif qui avait supervisé le raid, ont convoqué la presse dans le décor solennel du ministère de la Justice.

Un chiffre d'affaires de 100 millions de dollars

En décidant de poursuivre Victor Conte, le PDG, et ses associés, pour des délits qui relèvent de la loi fédérale - transport de produits sans autorisation ou encore fraude fiscale - le gouvernement a voulu signifier que le procès de Balco devait être exemplaire. Parce que les inculpés seront jugés par un tribunal fédéral et non par une cour locale, les peines encourues sont nettement plus lourdes. La peine maximale pour avoir dissimulé les recettes du commerce de stéroïdes, par exemple, est de vingt ans de prison, assortis d'une amende de 500 000 dollars. Le transport de produits dopants d'un Etat à l'autre est un délit, qui peut coûter 250 000 dollars et trois ans d'emprisonnement. «Rien ne contribue autant à saper notre potentiel - en tant qu'individus et en tant que nation - que l'utilisation illégale de drogue», a martelé John Ashcroft.

L'affaire Balco fait l'effet d'une décharge électrique dans la communauté sportive. Installé dans une paisible rue de Burlingame, banlieue cossue de San Francisco, le laboratoire fournissait de multiples sportifs. Difficile de résister à la tentation d'un stéroïde indétectable. Certains athlètes, comme le champion du monde du 100 mètres, le Britannique Dwain Chambers, avaient même déménagé pour être tout près de leur source d'approvisionnement. Lors de la perquisition, le boss, Victor Conte, figure haute en couleur, a balancé le nom de 27 de ses clients - rien que des stars: Chambers, donc, Michelle Collins, championne du monde en salle du 200 mètres, Kelli White, championne du monde des 100 et 200 mètres, Alvin Harrison, médaille d'argent aux JO de 2000 sur 400 mètres, Tim Montgomery, recordman du monde du 100 mètres. On croise dans le dossier de vieilles connaissances, comme Charlie Francis, le coach de Ben Johnson, médaille d'or du 100 mètres de Séoul avant d'être disqualifié pour utilisation de produits dopants. Dans les papiers de Conte, les enquêteurs trouvent aussi les noms de Kostas Kenteris, médaille d'or du 200 mètres, à Sydney, et de Katerina Thanou, médaille d'argent du 100 mètres en 2000, à Sydney, deux stars grecques qui, dans des conditions étranges, décident de renoncer aux Jeux olympiques d'Athènes, l'été dernier. Surtout, ils tombent sur Marion Jones, médaille d'or du 100 mètres, du 200 mètres et du relais 4 x 400, au JO de Sydney, médaille de bronze au saut en longueur et au relais 4 x 100. «Elle est venue dans ma chambre pour avoir un nouvel instrument que j'avais acheté, un injecteur NovoPen qui peut être utilisé pour s'administrer de l'hormone de croissance, écrit Conte dans ESPN Magazine, en décembre 2004. (...) Marion n'était pas le moins du monde nerveuse. Elle a relevé son short à hauteur de sa cuisse et s'est injecté une dose de 4,5 unités dans le quadriceps.»

Depuis, Conte a livré à la justice pas moins de 100 noms qui faisaient prospérer sa petite industrie. En épluchant les comptes de l'entreprise, les agents de l'IRS ont ainsi observé le mouvement de 480 000 dollars entre janvier et septembre 2000. Selon les documents financiers trouvés par les agents de l'IRS, Balco achetait tout un stock de Clear au prix de gros de 450 dollars et revendait chaque dose 350 dollars. En quatre ans, les ventes de Balco, qui fabriquait également un supplément alimentaire très populaire, Zema (à base de zinc et de magnésium), se sont élevées à 100 millions de dollars. Comme pour les parrains de la Mafia, le gouvernement a utilisé des infractions secondaires pour faire tomber Conte et ses acolytes - transport de produits dopants ou défaut d'étiquetage selon la réglementation de la FDA.

Pris en tenaille entre deux enquêtes indépendantes, Victor Conte n'avait aucune chance de se dépêtrer des mailles de la justice. A partir d'août 2002, les redoutables agents de la division criminelle du fisc américain, menés par Jeff Novitzky, commencent à s'intéresser a ses activités. Ce petit bonhomme de 54 ans, à la moustache comme un trait de crayon au-dessus de la lèvre, a débuté sa vie comme bassiste de Tower of Power, un groupe de la région de San Francisco qui a ses fans. «Quand on parle de vrai rhythm 'n' blues, pas un groupe ne balance mieux que Tower of Power», a affirmé un jour Ray Charles.

Règlements de comptes entre amis

Mais, en 1984, Conte se lance dans les suppléments alimentaires, ces produits dont sont friands les sportifs et autres body-builders. Son caractère très extraverti en fait un excellent commercial. «Mais ce n'est pas le bon profil pour son nouveau business, une ''branche'' où la discrétion est la vertu cardinale», observe Lance Williams, le journaliste d'investigation du San Francisco Chronicle qui a sorti l'affaire Balco et qui connaît bien Conte. «Lors de sa comparution devant la juge Susan Illston, en décembre 2004, pour entendre les charges pesant contre lui, il est arrivé en grande pompe, en limousine, suivi par une équipe de télévision», raconte, désapprobateur, Luke Macaulay, le porte-parole du procureur fédéral, habitué à un peu plus de sobriété chez ceux qui courent le risque de passer quelques années en prison. Pour Victor Conte, la vie est une scène et «the show must go on», quoi qu'il arrive.

Pendant un an, donc, les agents de l'IRS et des narcotiques surveillent les allées et venues devant le 1520 Gilbreth Road, à Burlingame, siège de Balco. Le soir, avant les éboueurs, ils vident les poubelles du laboratoire pour en détailler le contenu. 10 juin 2003: seringues, boîtes d'érythropoïétine (EPO), diurétiques. Et une note d'une star de l'athlétisme dont le nom n'a pas été rendu public: «Vic [Victor Conte], ci-joint un chèque pour le cycle suivant. J'en ai besoin pour la fin de la semaine. 12 juin 2002.» 7 février 2003: huit seringues usagées et deux ampoules dont les étiquettes ont été arrachées. 3 février 2003: «Vic, voici 350 dollars, 300 dollars pour la suivante +50 dollars que je vous devais pour la fois précédente. Merci.» La signature a été noircie par les policiers. De décembre 2002 à juin 2003, les agents prennent livraison de sept chargements de déchets de Balco, transportés par une entreprise spécialisée, Stericycle. Les enquêteurs épluchent aussi les e-mails échangés entre Conte et ses clients à partir de ses boîtes à lettres sur Yahoo et AOL. Le dossier remis à la juge Illston, dans son cabinet au 19e étage du Philip Burton Federal building, à San Francisco, compte 34 000 pages.

En août 2003, l'Agence américaine antidopage (Usada) reçoit à son siège de Colorado Springs un pli anonyme. Il renferme une seringue contenant un liquide jaunâtre. L'agence fait suivre le mystérieux envoi à Don Catlin. Dans son laboratoire à UCLA, ce professeur de pharmacie moléculaire est, avec son équipe, l'une des autorités en matière de dopage. «Nous avons eu du mal à déterminer l'identité de ce produit, raconte le Dr Catlin. Nous faisons des recherches depuis vingt-cinq ans, nous testons 35 000 échantillons chaque année, mais ce stéroïde ne ressemblait à aucun autre.» Au bout de deux mois, son équipe de huit chimistes réussit à percer le secret de la seringue: de la THG (tétrahydrogestrinone). On découvrira plus tard que l'échantillon a été envoyé par Trevor Graham, ex-coach de Marion Jones et de son partenaire, Tim Montgomery. Graham a collaboré avec Conte à un défi baptisé Project World Record pour aider Tim Montgomery à battre le record du monde du 100 mètres - ce qu'il réussira à Paris, en septembre 2002. Peu de temps après, Marion Jones et Montgomery quittent Graham. C'est le début d'une inimitié qui aboutira à la mise en cause de tous les protagonistes. Graham reproche à Victor Conte d'avoir incité ses deux vedettes à changer de coach. Dans les poubelles de Balco, les enquêteurs trouveront trois brouillons de lettre de dénonciation écrits par Conte à l'Usada. Règlements de comptes entre amis.

La publication des noms de stars de la piste a frappé les esprits: c'est la première fois qu'on assiste à un tel déballage. Mais c'est lorsque les grands noms du base-ball sont touchés à leur tour que le mythe de la pureté sportive s'effondre vraiment. La mise en cause de Barry Bonds, superstar du base-ball, est un choc énorme qui fait la Une du New York Times. Conte est associé à un body- builder nommé Greg Anderson. Coïncidence, Anderson est aussi un ami d'enfance et le préparateur de Bonds, le roi des home runs pour les San Francisco Giants. Bonds nie tout, alors que les enquêteurs ont retrouvé chez son copain le calendrier de ses prises de produit. Jason Giambi, vedette des New York Yankees, mis en cause, a, lui, avoué s'être injecté des stéroïdes.

George Bush donne le signal de départ de la traque aux tricheurs. Le 20 janvier 2004, il évoque - une première - l'usage des stéroïdes dans son message sur l'état de l'Union, le discours qui, chaque année, définit les grandes lignes de l'action gouvernementale. «Pour aider nos enfants à faire les bons choix, il faut de bons exemples, a lancé George Bush devant les deux chambres du Congrès réunies pour l'occasion. Le sport joue un rôle important dans notre société mais, malheureusement, certains, dans le sport professionnel, ne donnent pas le bon exemple. L'utilisation de produits dopants, comme les stéroïdes, dans le base-ball, le football ou d'autres sports, est dangereuse et, en plus, elle envoie un message pernicieux. (...) Je lance cet appel pour que l'on se débarrasse des stéroïdes dès maintenant.»

Au climat culturel s'ajoute un autre élément. «A partir du moment où le dopage ne se limite plus aux seuls athlètes professionnels mais est de plus en plus utilisé par les adolescents au lycée et même au collège, explique le Dr Gary Wadler, ancien conseiller médical du bureau de lutte contre la drogue à la Maison-Blanche, on n'est plus dans une affaire de sportifs. Il s'agit d'une question de santé publique», qui mobilise l'Etat à tous les niveaux. Par exemple, l'éphédrine, longtemps considérée comme un banal supplément alimentaire et donc en vente libre, a été classé par le Congrès «controlled substance», la catégorie de produits pharmaceutiques la plus surveillée par les autorités. Sa prescription fait l'objet d'un protocole particulièrement strict.

Un coup d'avance sur les tricheurs

Le moment clef dans la lutte contre le dopage, explique Wadler, auteur de L'Athlète et le dopage (Vigot), a été la création de la United States Anti-Doping Agency, agence américaine antidopage, qui a ouvert ses portes en octobre 2000.» Avant la création de l'Usada, le Comité olympique américain était chargé de nettoyer le sport. Difficile d'être à la fois juge et partie. L'Usada, dont le budget annuel est de 10,5 millions de dollars (dont 7,1 millions venant du gouvernement), est un organisme indépendant. En 2004, il a procédé à 8 600 tests, contre 458 en 2000. Surtout, l'agence a introduit un changement capital dans sa manière d'opérer. Alors que, jusque-là, il fallait que le contrôle de sang ou d'urine se révèle positif pour qu'un athlète soit passible de sanction, l'Usada a décidé d'appliquer les mêmes règles de preuve que les tribunaux. «Maintenant, vous pouvez prouver le dopage par n'importe quels moyens - vidéo, e-mail, calendrier des prises de produit, fréquence des envois par les athlètes d'échantillons sanguins à des laboratoires, afin de vérifier si leurs produits dopants sont décelables», explique Travis Tygart. Un faisceau d'indices suffit donc pour entraîner une suspension. Le 11 décembre 2004, Michelle Collins, championne du monde du 200 mètres en salle, suspendue pour huit ans - autant dire à vie - a ainsi été la première à faire les frais de cette nouvelle politique. Suivie de Kelli White, médaille d'or du 100 mètres et du 200 mètres lors des Championnats du monde à Paris, en août 2003. A ce jour, 13 athlètes de l' «écurie Balco» ont été sanctionnés. D'autres attendent leur audition par l'Usada.

Le Congrès s'est, lui aussi, saisi du dossier. L'une des consciences morales du Sénat, John McCain, a menacé le monde sportif de mesures législatives particulièrement sévères si la lutte contre le dopage n'était pas plus efficace. Lorsque cet homme parle, il est entendu. Les rumeurs de dopage font bouillir le sang patriotique de cet ancien pilote de l'US Navy, héros du Vietnam, détenu pendant cinq ans dans le sinistre «Hanoï Hilton», la prison dans laquelle le Nord Vietnam enfermait les prisonniers américains. «Certains athlètes ont pris des substances fournies par Balco, écrit-il au ministre de la Justice, John Ashcroft, avant les Jeux olympiques d'Athènes, le 4 mars 2004. Certains d'entre eux gagneront peut-être des médailles avant d'être dénoncés comme drogués. Si on laisse faire, notre équipe olympique sera ternie et mêlée à un scandale pendant des années.» Pour montrer qu'il est tout à fait sérieux, McCain demande par voie judiciaire la communication des pièces du dossier Balco et convoque John Ashcroft devant la commission du Sénat qu'il préside et qui supervise le sport. Enfin, le sénateur affirme qu'il introduira un projet de loi imposant un contrôle strict du dopage dans tous les sports professionnels - en particulier le base-ball - si joueurs et propriétaires des clubs ne parviennent pas à faire le ménage. A l'heure actuelle, le hockey n'a aucune politique de dépistage. Le base-ball, lui, fait subir un test annuel à ses joueurs. «C'est une farce, s'amuse Lance Williams. Les joueurs sont prévenus à l'avance. Malgré cela, 7% d'entre eux sont quand même contrôlés positifs!» Le 13 janvier dernier, Major League Baseball, qui représente les 30 clubs et leurs joueurs, a annoncé la signature d'un accord. Celui-ci prévoit un contrôle annuel surprise pour chaque joueur, ainsi qu'un contrôle au hasard d'un certain nombre de joueurs sur une liste tirée au sort. Avec ces nouvelles règles, la seule présence d'agents masquants suffira à déclencher la suspension sans salaire du joueur.

«Pour la première fois depuis longtemps, nous sommes bien placés pour être en avance d'un coup sur les tricheurs, se réjouit le Dr Gary Wadler. L'Usada est déjà en train de financer des recherches visant à détecter l'utilisation de la thérapie génique dans le sport.» La guerre totale est enfin engagée contre les tricheurs.

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