Nul pianiste au monde ne jouit d'une telle adoration alors qu'aucun disque de lui n'a été commercialisé depuis près de 20 ans, que toute radiodiffusion de ses concerts est interdite et qu'il n'a jamais donné aucune interview à un journaliste.
Sa dernière tentative d'enregistrement remonte au début des années 1990. Il s'agissait des sonates D 845 et 850 de Schubert. Le pianiste n'étant pas satisfait du résultat, les bandes sont restées au coffre. Avec l'honnêteté qui le caractérise, Radu Lupu a même voulu rembourser tous les frais engagés de sa poche. Quelques années plus tard, le bruit a couru qu'il avait tenté, en vain, de racheter les masters de tous ses enregistrements pour les détruire. Sa femme dément: "On n'est pas des talibans quand même!" Une fausse rumeur, donc, mais qui cache cependant un vœu sincère: disparaître, effacer toute trace, ne plus exister que dans l'instant éphémère du concert. Pour l'entendre évoluer dans son interprétation, on n'a pas d'autre choix que de venir l'écouter en récital. Pourquoi un comportement aussi radical? "Le micro me rend idiot", confie-t-il à ses amis.
Pendant longtemps, Radu Lupu a été la proie d'un trac dantesque et vomissait avant chaque concert. Le chef d'orchestre Lawrence Foster, de parents juifs roumains comme lui, l'explique ainsi: "Il est très compliqué. Il vit chaque note, il veut comprendre le sens de chaque accord, il cherche toujours et n'est jamais totalement satisfait. Avec l'âge, il vise toujours plus haut: chaque concert doit être un événement unique." Pourtant, lorsqu'il arrive sur scène d'un pas nonchalant, on est loin d'imaginer les affres par lesquelles il est passé. Il se cale confortablement dans sa fameuse chaise (seule exigence de sa part auprès de l'organisateur: lui trouver une chaise et pas un tabouret) pour palier ses problèmes de dos et pour qu'il puisse, selon une ergonomie toute personnelle, toujours maîtriser le son qui part du bas des reins pour atterrir à la pulpe des doigts dans un arc dénué de tension et de noeuds, à la manière de ces peintres zen qui passent leur vie à réaliser un cercle parfait à main levée.
Daniel Barenboïm, qui entretient une relation fraternelle avec lui depuis quarante ans, le décrit ainsi: "Tout jeune, déjà, il jouait comme un compositeur et donnait l'impression d'inventer les notes. Cette qualité rare et nécessaire pour laisser passer l'essentiel de la musique s'est développée avec le temps, elle est devenue plus consciente chez lui et a atteint un degré exceptionnel."
Son jeu rassemble un ensemble de qualités contradictoires qui épousent les paradoxes de la musique. Radu Lupu donne l'impression de repartir de zéro, sans plans, sans cartes et sans boussole. "Tout est établi à partir du néant, estime le pianiste Philippe Cassard. Sa musique part du silence. C'est pour cela que pas une note ne sonne de manière ordinaire, que rien n'est jamais prévisible avec lui." C'est ainsi qu'un fortissimo fait trembler les fauteuils alors qu'il donne l'impression d'être murmuré, ou qu'un accord de sept notes semble brumeux tandis qu'on entend distinctement chaque son, comme on distingue chaque couleur d'un arc-en-ciel, ou encore qu'une phrase peut être à la fois parfaitement ciselée, mais aussi ronde, moelleuse dans la chair de l'instrument. Sa sonorité n'est pas immédiatement séduisante, mais "longue en bouche".
Pour comprendre l'art de Radu Lupu, il faut remonter à ses premières années, en Roumanie, lorsqu'il étudiait avec Florica Musicescu. Voici ce que ce grand professeur écrivait à son élève Dinu Lipatti, parti à Paris pour étudier avec Alfred Cortot : "Le musicien doit sans cesse écouter en lui-même si la lumière, l'ombre et la couleur sont juste à leur place, telles qu'il les entend intérieurement." Avec le temps, tout bouge, tout se défigure, tout se décale et l'interprète ne doit jamais se laisser aller à trop de confiance en lui et ne pas se réfugier dans les zones les plus superficielles de son être. Cette règle fondamentale, essentielle de l'artiste, Radu Lupu ne s'en est jamais écarté. Cela demande un effort considérable. Ce n'est pas seulement un respect de la partition, c'est de savoir être libre, tout en restant fidèle à sa vision intime des choses, en étant toujours à l'écoute des soubresauts de son âme.
L'ego, la volonté de puissance, le désir d'être ou de paraître n'ont nulle place dans ce processus très naturel qui tient à une évidence : Radu Lupu joue de la musique. La magie découle de cette chose très simple. Radu Lupu est bien l'héritier de Clara Haskil et de Dinu Lipatti, nés également en Roumanie, et dont Igor Markevitch disait qu'ils étaient à la fois "des sages et des enfants".
A seize ans, Radu Lupu a obtenu une bourse pour aller travailler au Conservatoire de Moscou. Tout naturellement, il est entré dans "la classe des classes", celle du grand Heinrich Neuhaus, le professeur de Richter et de Gilels. Mais sa nature si complexe et son hypersensibilité ont souffert de la rude discipline de l'école de piano soviétique. S'il a acquis des bras d'acier et une connaissance parfaite des possibilités du piano, son tempérament l'a conduit vers un répertoire où la puissance est cachée et où l'infiniment grand se niche dans l'infiniment tendre.
Après avoir joué Debussy, Moussorgski, Janacek et Bartok comme personne, Radu Lupu a circonscrit ses programmes autour des compositeurs qu'il comprenait intimement : Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann et Brahms. Chez lui, à son piano, son répertoire est beaucoup plus vaste, mais cela reste son jardin secret.
Radu Lupu adore jouer aux échecs, au bridge et au backgammon. Il est aussi un œnologue passionné. Il lui est même arrivé de jouer dans des petits villages du Bordelais pour une caisse de bon vin en guise de cachet.
Il vit en Suisse avec sa femme Delia, d'origine roumaine également, qui est violoniste à l'Orchestre de chambre de Lausanne, et voit son fils régulièrement, mais ne retourne plus en Roumanie depuis la mort de sa mère. Il parle couramment roumain, russe, français, anglais et allemand et peut bavarder des heures de tout autre sujet que de musique. Sur le plan politique, il est proche des idées de Daniel Barenboïm et de l'intellectuel palestinien Edward Saïd, aujourd'hui disparu. "Il est très soucieux de la situation au Proche-Orient, déclare Daniel Barenboïm. Après s'être réjoui de la chute du mur de Berlin, il estime que l'Occident a mal géré le changement en pêchant par triomphalisme et que beaucoup de problèmes économiques et sociaux en Europe découlent du déséquilibre des deux grandes puissances causé par l'effondrement du bloc soviétique."
Mais Radu Lupu est aussi l'homme le plus charmant du monde qui adore raconter des blagues et qui a conservé une totale fraîcheur d'âme en se protégeant du tumulte du monde et en restant à l'écart des médias. Car pourquoi expliquer ce qui est par nature indicible? Comme l'a écrit Schopenhauer: "Le compositeur révèle l'essence la plus intime du monde et exprime la sagesse la plus profonde dans une langue que sa raison ne comprend pas." Le silence de Radu Lupu, dès qu'il s'agit de musique, n'est pas une pose ou un mouvement d'humeur, c'est tout simplement la conscience même d'une logique absolue.