N'a jamais connu mon nom... ô gué ! On m'appelle... on m'appelle, on m'appelle Fleur d'épine, fleur de rose, c'est mon nom.

C'est un nom qui coûte cher, Car il coûte double ou triple de la valeur de cent écus.

Qu'est-ce donc que cent écus, quand on a l'honneur perdu ? Car l'honneur est privilège des fillettes de quinze ans.

Ne fais donc pas tant ta fière, l'on t'a vue l'autre soir, un gros bourgeois auprès de toi. Ce n'était pas un bourgeois, qui était auprès de moi. C'était l'ombre de la lune qui rôdait dans le grand bois. [1]

Eh oui, j'ai perdu mon honneur, qui je le croyais comme tant d'autres des filles de ma classe, m'encombrait. Bien sûr, je n'ai pas encore perdu mes illusions, et vais m'évertuer à attendre le Prince Charmant pendant que je vais continuer à me comporter en souillon sans que personne ne le sache surtout, surtout pas moi-même. Je laisse Anatole à Moscou, et rentre lourde d'un secret de plus que je ne partagerai avec personne, même pas, cette fois-ci, avec mon journal, sentant confusément qu'il est des traces qu'il vaut mieux ne pas trop laisser en évidence si l'on veut vraiment continuer à jouer un jeu social attendu. Je suis perturbée, mais je maîtrise finalement très bien l'art de la dissimulation sous des couches et des couches matérialisées en kilogrammes qui finissent par être totalement invisibles à tout le monde, puisque tout le reste a toutes les apparences de la normalité.

Je dissimule tellement bien, que je finis par croire moi-même à mes mensonges par omission, à mes silences qui finalement retissent mon histoire toute entière, au point que je réussis à me persuader qu'il ne s'est vraiment jamais rien passé. Je finis par croire à mon imagination, et ne penser à mes histoires vécues que comme des romans lus, des aventures d'un personnage découplé de moi, qui m'est très proche et qui s'est confiée à moi, mais qui n'est pas moi. Quand Yves me pose la question de savoir si je suis toujours vierge, je lui réponds cet incroyable "à moitié", qui n'a de sens que pour moi. Cela ne l'arrête pas ou plutôt, cela le décide à choisir un moyen terme pour la gâterie qu'il se réserve avec moi. J'ai seize ans, et je ne sais absolument rien de ce qui m'arrive, je suis fière de mes prouesses, mais je ne m'en vanterais pour rien au monde, parce que je sais confusément qu'il y a quelque chose qui cloche là-dedans.

Ce n'est pas l'ombre d'un bourgeois qui rôde autour de moi. C'est la lune, c'est l'été, c'est moi, je danse et je ne suis qu'une ombre pour vous, vous n'avez rien vu, vous n'avez rien su. Petite fille violée par des adultes trop heureux qu'elle ne résiste surtout pas, qu'elle ne dise rien à personne, et qu'elle continue à être si vivante au soleil, quand vous l'avez tuée et abandonnée la nuit.