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EnquêteAgriculture

ENQUÊTE - 3 - L’incroyable rente des agrocarburants

Le Parlement européen discute mardi 24 février des agrocarburants : présentés naguère comme une solution écologique, ces carburants tirés des plantes se sont révélés nuisibles sur le plan de l’environnement et inefficaces face au changement climatique. Mais, soutenus très fortement par l’Etat français, ils ont permis d’assoir la fortune du groupe Sofiproteol.

Le vote de la dernière chance : c’est ainsi que certains présentent le scrutin qui doit se tenir dans la journée à la commission environnement du Parlement européen. Pour l’occasion, une pétition a même récolté près de 250 000 signatures pour interpeller les représentants européens.

L’enjeu ? Statuer sur les agrocarburants afin d’abaisser leur niveau d’incorporation dans l’essence ou le gazole et de reconnaître l’impact climatique de ces cultures – ce qu’on appelle le facteur ILUC en anglais. Promus au début des années 2000 comme une énergie propre, les impacts écologiques des agrocarburants sont désormais parfaitement documentés sans que la politique européenne n’ait évolué depuis.

Et pour cause, plusieurs acteurs s’opposent à la révision des objectifs communautaires. Au premier rang d’entre eux, le gouvernement français. En 2013, Reporterre avait révélé la note affichant le positionnement particulièrement conservateur des autorités françaises dans ce débat. Malgré l’accueil de la COP 21 à la fin de l’année et ses divers engagements sur le climat, la France continue de faire discrètement le jeu des agrocarburants dans les institutions européennes. Ainsi, elle signait l’été dernier un texte – que Reporterre s’est procuré et publie ci-dessous – dans lequel elle maintient son intention de ne pas descendre en-dessous des 7 %, soit le niveau actuel :

-   Texte de la position française :

A ses côtés, le Copa-Cogeca ne cesse également de réaffirmer son soutien aux agrocarburants. Le syndicat agricole européen majoritaire a envoyé une lettre de mise « en garde » aux députés européens, la semaine dernière. La position est pour le moins explicite :

-  Lettre Copa-Cogeca :

Or… qui retrouve-t-on à la vice-présidence du Copa-Cogeca ? Xavier Beulin. Qui est également président de la FNSEA, premier syndicat agricole français et à ce titre interlocuteur privilégié du gouvernement français.

Plus de lobbying que Coca-Cola !

Et Xavier Beulin est aussi l’homme à la tête du groupe Avril-Sofiprotéol, qui se trouve être… le premier producteur d’agrocarburants à partir d’oléagineux en Europe, entre autres nombreuses activités. Face à la remise en cause d’un de ces premiers marchés, il ne lésine pas sur les moyens : c’est ainsi que près de 500 000 Euros de lobbying ont été investi sur l’année 2013, comme le révèle le registre de transparence de l’Union européenne. Plus que Coca-cola, qui dépense 450 000 euros pour influencer les bureaucrates et parlementaires de Bruxelles

Corinne Lepage, alors député européenne et chargée d’un rapport sur les agrocarburants, s’en souvient encore : « Un enfer. Avec M. Beulin et les producteurs d’huile de palme, la proposition d’un compromis sur les agrocarburants a été un enfer », confie-t-elle à Reporterre. « Et à la fin, ils ont gagné : même si mon rapport a été adopté, ils en ont organisé par la suite le sabotage organisé et depuis, les compteurs sont remis à 0… »

Le Diester, au cœur du développement de Sofiprotéol

Pourquoi le groupe Sofiprotéol dépêche-t-il cinq lobbyistes afin de suivre principalement les dossiers dit « ILUC », « Europe 2030 » et « FQD » ? Car les trois dossiers concernent directement les agrocarburants, et que ceux-ci ont largement contribué à la constitution de la fortune actuelle du groupe.

Au tout début des années 1990, la France lance sa filière de biodiesel, un agrocarburant produit essentiellement à partir de colza. Sofiprotéol, en situation de monopole, commercialise ce biodiesel sous la marque Diester. Sa croissance va rapidement s’avérer spectaculaire.

Les agrocarburants sont alors à la mode : ils sont supposés, dans le sillon du sommet de Rio, réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en limitant la dépendance énergétique de la France. En 2003, l’Europe adopte une directive sur les agrocarburants qui fixe à 2 % en 2005 leur taux d’incorporation dans les carburants fossiles de transports, et à 5,75 % en 2010. La France, elle, fixe tout de suite plus : 7 % en 2010.

Fixer un taux d’incorporation n’est toutefois pas suffisant. Car les agrocarburants, malgré les aides de Bruxelles, coûtent plus cher à produire que les carburants fossiles. Pour les faire accepter, la France leur accorde une aide fiscale conséquente, en fait une défiscalisation de ce carburant : la taxe intérieure sur les consommations d’agrocarburants (ex TIPP), payée par le consommateur, est reversée au fabricant d’agrocarburant, en l’occurrence Sofiprotéol pour le Diester.

Une aide fiscale massive aux agrocarburants

« En 2003, Sofiprotéol bénéficiait d’une ’défiscalisation’ de 0,35 € par litre de Diester, soit une subvention d’argent public d’environ 153 € la tonne de graines de colza destinée à la production de Diester... Certes, le barème diminue d’année en année, mais comme les quantités d’agrocarburants produites et bénéficiant d’un agrément augmentent tous les ans, la facture s’alourdit pour les contribuables... », explique ainsi Patrick Sadones, de l’association EDEN, expert sur le sujet.

En 2010, l’Inspection générale des Finances (IGF) évalue, dans un rapport sur les niches fiscales, le coût de cette exonération partielle de TIC sur les biocarburants à 643 M€ en 2010, avant de s’interroger sur sa pertinence.

-  Rapport de l’IGF :

Cependant, à compter du 1er janvier 2005, les distributeurs qui ne respectent pas les obligations d’incorporer des agrocarburants sont sanctionnés. Ils doivent payer la TGAP (taxe générale sur les activités polluantes), très élevée. Les fabricants de Diésel achètent donc du Diester contraints et forcés, comme l’explique Jean-Louis Schilansky, alors président de l’Union française des industries pétrolières.

Une « rente de situation » selon la Cour des Comptes

Sofiprotéol se bat aussi pour conserver un gâteau si profitable, luttant farouchement contre l’entrée de concurrents sur le marché, tel Cargill : « Le groupe américain souhaite prendre pied sur le vieux continent dans le secteur en plein essor des matières grasses végétales esterifiées (…). Pour Sofiprotéol, il est hors de question de tolérer un tel concurrent dans sa chasse gardée. Le bras de fer dure plusieurs mois. Finalement, c’est Xavier Beulin qui l’emporte... Cargill se contentera de triturer ses graines oléagineuses, et cédera l’huile à Diester- Industrie qui monte une unité d’estérification juste à côté du site Cargill », raconte Patrick Sadones.

En situation de monopole et bénéficiant d’un précieux avantage fiscal, Sofiprotéol profite ainsi largement de la filière. Mais cela ne sert pas l’intérêt général : « La filière biodiesel a bénéficié d’une rente de situation importante : elle a coûté au final à l’État 1,29 milliards € et elle a bénéficié de soutiens dont le montant est supérieur à celui de ses investissements », estime ainsi la Cour des comptes dans son rapport de 2012 sur les biocarburants.

Ces entorses à la concurrence rendent les agrocarburants artificiellement très lucratifs. L’affaire est tellement juteuse que, selon Henri Prévost, Ingénieur Général du Corps des Mines, et auteur en 2005 d’un rapport sur le dispositif fiscal en faveur des agrocarburants, les nouvelles usines d’estérification sont amorties en deux ans ! C’est avec cette rente que Sofiprotéol constitue son empire, devenant leader de l’huile alimentaire en France avec le rachat de Lesieur et Puget, puis en se déployant dans l’oléochimie avec l’acquisition d’Oléon en 2008, tout en achetant Expur, puis Untdelem et Olpo en Roumanie, s’implantant au cœur du bassin de production d’oléagineux d’Europe de l’Est et de la Mer Noire, l’un des plus vastes d’Europe.

Les agrocarburants, un agent de la déforestation et de l’accaparement des terres

Au tournant des années 2010, la politique de développement des agrocarburants se voit pourtant sérieusement remise en cause. Le mythe du carburant propre s’effrite. Son impact écologique se trouve formalisé par le facteur ILUC – ou CASI en français : le changement d’affectation des sols indirects.

Quésako ? C’est le fait de prendre en compte l’une des conséquences majeures de la production d’agrocarburant : puisque celui-ci mobilise des terres, il faut accaparer d’autres terres, ailleurs, pour produire la nourriture effacée par la culture des agrocarburants. Ce qu’un clip réalisé par plusieurs ONG environnementales explique très bien.

Conséquences ? Le réchauffement climatique, par la destruction de forêts tropicales ou des prairies, réserves importantes de carbone. Ainsi, le biodiesel émet plus de gaz à effet de serre que le diesel lui-même dès lors qu’on comptabilise le CASI.

Si l’on tient compte de la destruction de ces réserves de carbone, le bilan environnemental des agrocarburants serait même plus mauvais que celui du pétrole, selon certaines études.

D’autres impacts sont connus et régulièrement démontrés, tels que l’accaparement des terres par d’autres producteurs d’agrocarburants ou la sécurité alimentaire. « Les biocarburants utilisent en France pour la culture de leur matière première un peu moins de 6 % de la surface agricole utile (SAU), c’est-à-dire 1,7 millions d’hectares en 2010 dont 1,45 pour le biodiesel », estimait la Cour des comptes en 2012. Soit plus que l’emprise au sol de l’agriculture biologique en France, qui ne représente que 4 % de la SAU française !

Mais selon Xavier Beulin, ce sont bien les émeutes de la faim dans plusieurs pays du tiers-monde à la fin des années 2000 qui ont joué un rôle important dans le changement de perception des agrocarburants :

-  Ecouter Xavier Beulin :

La responsabilité des agrocarburants dans les les émeutes de la faim en 2008 a aussi été reconnu par un rapport de la Banque mondiale.

Le bras de fer avec les pétroliers

Mais il n’y a pas que les écologistes ou les humanitaires qui s’attaquent aux agrocarburants. Les pétroliers, aussi, se rebiffent. Ils boycottent le Diester, en se tournant notamment vers des biocarburants issus de graisse animale, l’EMHA (esters méthyliques de graisses animales). En 2011, pour la première fois, les ventes de Diester chutent, et fortement : de 21 %.

Pourtant, une nouvelle fois, l’État vole au secours de la filière en limitant à 0,35 % la part de biocarburant issu de déchets ou de résidus. Mais la concurrence de l’huile de palme s’accroît dans le même temps, et en 2012, l’effondrement de diester se confirme, si bien que cette activité ne compte plus que pour 8 % du résultat de Sofiproteol.

En 2013, le groupe ferme deux usines dans le nord de la France, sur les sept unités de production qu’il compte au total. L’année se clôt de nouveau sur des comptes plombés : le chiffre d’affaires de Diester Industrie recule de 11 %. Cette fois, ce sont les importations de biocarburants d’Indonésie et d’Argentine qu’on pointe du doigt. Et depuis quelques mois, la chute du pétrole entraîne celle du prix du Diester, illustrant la corrélation entre le prix du pétrole et celui des matières premières. L’histoire n’en est plus à un paradoxe près : le pétrole marque le coup d’arrêt à l’âge d’or des agrocarburants, qui devaient le remplacer.

Une tentacule de perdue, c’est dix tentacules en plus

Face à la crise, diversifier toujours plus. L’effondrement de son fleuron industriel ? Fi, le champ des possibles est vaste. Xavier Beulin insiste sur la chimie, à partir du glycerol, un coproduit des huiles : « Cela constituera un débouché intéressant à l’avenir ». Le groupe souhaite par ailleurs poursuivre ses activités dans l’oléochimie à partir de ses matières premières, un objectif pilier de la nouvelle stratégie intitulée CAP 2018.

Mais Sofiprotéol prévoit aussi de travailler sur les parties protéiques, afin d’« améliorer les qualités gustatives et culinaire des protéines d’origine végétale »... Une préoccupation qui concerne, en l’occurrence, l’alimentation humaine, mais qui s’inspire peut-être d’une réussite précédente dans le milieu animal ?

Si l’avenir des agrocarburants se révèle aujourd’hui incertain, Sofiprotéol a su diversifier ses activités en mettant également la main sur les filières d’élevage… c’est l’objet du volet suivant de l’enquête de Reporterre : 4 - Comment les agrocarburants ont conduit aux fermes-usines.

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