De l’an 799, sous le règne de Charlemagne, à 2012, des siècles de musique vocale ont accompagné la prière des habitants de Lyon. « Sans interruption, semble-t-il d’après les archives, explique Jean-François Duchamp, actuel maître de chapelle des Petits Chanteurs. Même pendant la Révolution, une poignée de chanteurs a continué. »

Lorsque l’on voit les garçons d’aujourd’hui répéter – sweat-shirt, jean et baskets – un effort d’imagination s’impose. Comment leurs lointains prédécesseurs vivaient-ils leur double engagement musical et spirituel, lorsque la place, le rôle et le pouvoir de l’Église étaient si dominants ?

« De nos jours, il n’est pas évident de dire à des enfants de 7 ou 8 ans qu’ils vont chanter la louange de Dieu », confie Thibaut Louppe, l’assistant de Jean-François Duchamp qui assure aussi la direction de la Schola des filles. Pourtant, les Petits Chanteurs se sentent sincèrement inscrits dans une histoire, dans une tradition. Leur mission s’appuie sur une authentique et originale expérience.

Eclosion de la voix à 10-13 ans

Le temps de l’apprentissage des œuvres, plus ou moins longues, plus ou moins techniques, qui exigent l’effort avec ses instants de découragement et ses moments de grâce. Le temps de l’éclosion de la voix – « merveilleuse entre 10 et 13 ans chez les garçons, magique chez les filles de 15 à 17 ans », affirme Jean-François Duchamp – puis de la mue, véritable bouleversement physique et psychologique.

Et, bien sûr, le temps liturgique, vécu au cours des cérémonies que les Petits Chanteurs animent chaque semaine à la primatiale Saint-Jean à laquelle ils sont attachés. « Je trouve très précieux pour ces jeunes de vivre le déroulement de l’année chrétienne, de la joie de Noël à la douleur austère du Vendredi saint », souligne le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon.

L’écoute

Âgés de 12 à 20 ans (les plus grands, après la mue, assurent les parties de ténor et basse), les Petits Chanteurs forment un groupe fondé sur l’écoute collective. « Une notion à contre-courant de l’individualisme ambiant », insiste Jean-François Duchamp. Le maître de chapelle évoque en souriant les « fortes têtes, les rebelles » que révoltent parfois la discipline et la ponctualité irréductiblement liées à leur « double vie » scolaire et musicale.

« Pourtant, ce sont souvent ces personnalités coriaces qui, des années plus tard, sont les plus fidèles, reconnaissant tout ce que les Petits Chanteurs leur ont apporté. » Jean-François Duchamp évoque ce garçon qui s’est tourné vers lui lors d’un drame familial, « alors que, dans le chœur, il m’en avait fait voir ! Le chant partagé est structurant. Il reste gravé dans le cœur et dans la mémoire. »

Responsable de l’établissement des Maristes où les Petits Chanteurs suivent leurs études en horaires aménagés, Marc Bouchacourt ressent les multiples bienfaits de cette « école d’écoute. Je pense que les enfants deviennent plus ouverts non seulement dans leurs goûts musicaux mais aussi dans leur approche de la vie. En outre, chanter aide à lever la tête vers l’autre », plaide ce père de famille dont les cinq enfants sont « passés par les Petits Chanteurs » !

Pourtant, durant les célébrations, comme en ce Vendredi saint lors de l’office de la Croix, l’écoute des Petits Chanteurs est-elle absolument unanime ? Ne rêvassent-ils pas un peu, dans leurs aubes blanches (les plus jeunes) ou rouges (les « grands ») lorsqu’ils ne chantent pas telle pièce de Schütz ou telle cinglante réplique de la Passion selon saint Jean, partition du P. Marcel Godard, grande figure de la musique liturgique et prédécesseur de Jean-François Duchamp ?

« C’est vrai, il faut parfois mettre les points sur les i, reconnaît le P. Michel Cacaud, recteur de la primatiale et aumônier des Petits Chanteurs. Je leur dis souvent : “Et si nous nous mettions à penser à autre chose ou même à bavarder tandis que vous chantez ?” »

Le service

Première répétition entre 13 h 45 et 15 heures, office de la Croix entre 15 heures et 16 h 30, aussitôt suivi d’une seconde répétition du Roi David de Honegger, bientôt au programme. En ce Vendredi saint, veille des vacances scolaires, les Petits Chanteurs sont « sur la brèche ». Lors de l’office, Augustin interprète avec intensité l’évangéliste dans la Passion de Marcel Godard.

« Je suis arrivé il y a quinze ans,se souvient le jeune homme qui espère faire carrière dans le chant, avec une prédilection pour le répertoire baroque.La sensation grisante que provoque l’immersion dans le son du chœur est intacte ! Comme l’émerveillement devant la gratitude des gens devant qui nous chantons pendant les célébrations ou lors des concerts à Lyon ou en tournée. On nous enseigne ici une dimension de service. Peu à peu, elle fait son chemin en nous. » Augustin sait bien que, parmi ses camarades, « certains sont impliqués spirituellement, d’autres moins, c’est normal ».

Les plus grands, comme lui, sont invités à devenir chantres pour animer la messe du vendredi soir, présidée par le cardinal Barbarin ainsi que l’office du dimanche matin à 8 h 30. « Se lever tôt le dimanche, ce n’est pas toujours le rêve mais cela fait partie de notre rôle », sourit le jeune homme.

« Le défi, selon Bertrand Clerc-Renaud, président des Petits Chanteurs (régis par un statut associatif), est d’aider à porter leur spiritualité au niveau de leur remarquable qualité vocale. Mais cela ne se décrète pas ! C’est pourquoi il est si important que Jean-François et Thibaut les éclairent sur la nature sacrée des œuvres qu’ils interprètent et que le P. Cacaud leur explique la teneur des cérémonies auxquelles ils participent. »

Même s’il avoue que les occasions sont trop rares, le cardinal Philippe Barbarin aime régulièrement les remercier de leur engagement en les éclairant sur telle parole que leurs voix, portées par la musique, ont magnifiée : « Le message passe ainsi de l’extérieur à l’intérieur. Les Petits Chanteurs représentent une grande école spirituelle, même si je sais qu’il y a des hauts et des bas… »

La sensibilité

Des dizaines de voix à l’unisson, la puissante vibration interne provoquée par l’émission vocale, la maîtrise du souffle… Thibaut Louppe croit beaucoup à l’importance du travail sensoriel, à l’énergie canalisée par chaque « corps chantant » pour, ensuite, la communiquer à l’auditeur. « Peu à peu, chaque chanteur développe plusieurs facettes complémentaires. Il est “agent” au service du chœur, “acteur” de sa propre interprétation pour l’assemblée et pour Dieu, mais aussi “auteur” quand, en improvisant – par exemple le psaume du jour – il atteint une dimension plus profonde. »

Si la discipline collective est nécessaire à cet apprentissage artistique et humain, c’est encore plus à la sensibilité de chaque chanteur que le chef de chœur fait appel. Aujourd’hui en seconde, Jean-Baptiste chante dans le pupitre des altos. Il cherche un peu ses mots mais son regard est vif… « Il se passe quelque chose quand on chante des très belles œuvres. J’ai adoré lesVêpresde Monteverdi qui ont été un vrai succès lors des concerts ! Et puis aussi cette œuvre de Bach au Festival d’Ambronay, très difficile à apprendre mais qui en valait la peine. »

Adolescent d’aujourd’hui, Jean-Baptiste « aime assez le rock comme ses copains mais sans réelle passion ». Quelques secondes d’hésitation avant le mot de la fin : « En fait, j’aime mieux faire de la musique qu’en écouter ! »

Pour Marc Bouchacourt, ce développement de la sensibilité des jeunes est l’un des plus formidables cadeaux que leur offre le chant. Là où les programmes scolaires, négligeant l’art, privilégient le conceptuel et le théorique, la musique contribue « à éduquer la sensibilité, auditive, bien sûr, mais pas seulement. Elle déploie ces “correspondances” dont parle Baudelaire et lance des passerelles entre toutes les formes de beauté. »

La transmission

Au cours de la prise d’aube qui scelle leur admission au sein des Petits Chanteurs, les nouveaux venus sont épaulés par le parrain qu’ils se sont choisi parmi leurs camarades. « Son rôle consiste à conseiller et suivre l’enfant pour rendre son intégration la plus stimulante possible », explique Augustin. Parce que la voix évolue sans cesse et que le timbre céleste de l’enfant est appelé à disparaître à l’adolescence, la transmission sereine est essentielle.

« Je suis heureux,raconte Jean-François Duchamp,de voir qu’une fois adultes, beaucoup poursuivent la pratique de la musique, en amateurs ou même en professionnels comme Julien Behr ou Geoffroy Buffière qui commencent une prometteuse carrière vocale, tandis que d’autres s’engagent activement dans la vie de l’Église. »

Pourtant, le maître de chapelle précise que ses Petits Chanteurs ne cherchent à être « ni un conservatoire, ni un séminaire » mais une école de beauté, de liberté et de vérité. « Le reste est littérature ! »