Prélude

Il y a la terre. Il y a la mer. Là où les deux se rejoignent, il y a le vent. Un vent d’une force terrible, à en arracher les rochers. La plage est grise. La mer est grise. Le ciel est gris. Le paysage forme un bloc compact. Sur une petite route de campagne, deux hommes sont habillés de gris, mêlés au décor. Le premier est à cheval. Le second suit à pied. Le cheval est gris. Le cavalier porte une épée à la ceinture. Dans le jour qui décline, le tableau qu’ils dessinent semble monochrome. Le soleil se trouve derrière des remparts de nuages épais. Les couleurs ont déserté ce monde. Il n’existe plus qu’une infinité de teintes de gris.
Ils atteignent un village : Tintagel. Ils passent à côté des touristes comme s’ils étaient des fantômes. Ils descendent la route qui mène à la côte. Ils avancent de ce pas cadencé qui est propre à ceux qui savent qu’ils arriveront tôt ou tard à destination. La terre descend à la rencontre de la mer où ils se mélangent. Le vent vient jusqu’à eux. Il les découvre. Leurs têtes se libèrent des capuches qui les entravent. Les deux hommes ont des traits similaires. Celui qui porte l’épée paraît être le plus âgé. Leurs cheveux noirs ondulent au vent comme le plumage de cormorans. Leurs paupières se ferment sur des yeux gris. Le cavalier descend de sa monture pour la mener à une prairie d’herbes grasses. Il détache de la selle une sacoche, la pose sur son épaule et revient à la plage où l’a attendu son compagnon. Tous deux s’approchent des escaliers qui mènent aux ruines du château. Il n’y a plus personne, à cette heure-ci. Les guides s’en sont retournés à leur famille. Les touristes à leurs vacances. Les villageois ne viennent jamais. Les deux hommes montent les marches. Les bourrasques se font plus violentes, cherchant à les plaquer contre la paroi de grès. Ils arrivent à la porte. L’aîné heurte l’huis. Le vent s’engouffre dans les manteaux et l’ouvre à la volée. Ils demeurent un instant interdits, comme sur le point de profaner un sanctuaire. Ils avancent et se retrouvent au milieu des ruines. Il ne reste plus rien des murs qui se dressaient fièrement il y a plusieurs siècles.
Dans ce qui était autrefois la cour principale, ils déposent leurs affaires. Ils agissent avec la précision de ceux qui accomplissent un rituel précis. Le plus jeune ôte la cape de son compagnon, ainsi que le reste. Il l’aide à se déshabiller entièrement. Malgré le froid, il ne frissonne pas. Il saisit son épée et la plante sans effort dans le sol jusqu’à la garde. Il lance un regard en arrière et celui qui tient ses vêtements souffle dans un cor. Un son à fendre mer et ciel retentit. La terre tremble. Quelques vieilles pierres se fracassent en bas de la falaise. Puis, le vent reprend ses droits et l’on n’entend plus qu’un souffle qui roule sur les vagues.
L’homme nu fixe l’endroit où le soleil devrait être et où il n’est pas. Les nuages dans le ciel filent à toute allure. En un instant, une trouée apparaît. Il retire son épée. Au moment même où le soleil se dévoile, laissant la lumière mordre le métal, des constructions sortent de terre, dans un fracas terrible. C’est comme le cri d’un gigantesque nouveau-né, aux poumons de roche. Un cri qui tient aussi de la respiration. Un cri qui fait trembler les os et vaciller l’esprit. Puis, tout s’arrête et une forteresse se dresse face aux deux hommes.
Les bâtiments ont jailli. Ils sont en bois. Leur base est en pierre. Une palissade les entoure. Au centre de l’îlot, une maison qui pourrait accueillir cinq cents personnes domine le paysage. Autour d’elle, des bâtisses plus petites. Près de la porte, des greniers. Légèrement à l’écart, un moutier. Dans celui-ci, une lumière brille doucement. Tout est vide. Seule remplit les lieux la présence d’un passé mouvementé et bien vivant.
Le corps nu s’est recouvert. L’épée a été essuyée dans l’herbe. Ils entrent dans le moutier. Ils se signent. Deux lits les attendent. Ils rompent le pain, boivent un peu d’eau puis s’endorment. Dans leur sommeil, le vent continue de se mêler aux vagues pour achever le lent travail d’érosion qui est le sien depuis des millénaires.
Avant l’aube, ils se réveillent dans le silence. Le vent s’est tu. Ils se préparent à quitter les lieux. Ils redescendent les marches et vont sur la plage. Une nef blanche les y attend. Ils font monter la jument grise. La nuit noire se laisse submerger. Jaillissant dans un éclat vert, le rougeoiement solaire illumine un monde nouveau.
Tout peut recommencer.

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