Le fabuleux destin de La Fabrique Opéra
Les jeunes s'emparent de l'art lyrique.
Par Pascal MateoTemps de lecture : 4 min
Un jeu d'épingles à la main, la jeune femme ajuste un costume de prêtre égyptien sur un choriste venu effectuer ses derniers essayages. À son côté, une soliste entreprend de remercier la couturière qui a confectionné sa tenue. Sa voix se perd dans le brouhaha environnant, nourri par le vrombissement des machines à coudre... Contrairement aux apparences, la scène ne se déroule pas dans les coulisses d'une salle de spectacle, mais au coeur d'une salle... de classe ! Comme ces élèves en CAP métiers de la mode du lycée Argouges, 450 jeunes issus de plusieurs établissements de formation de l'agglomération grenobloise travaillent à la conception et à la réalisation des costumes, des décors, des maquillages et des coiffures d'un opéra. Et pas n'importe lequel : Aïda, de Giuseppe Verdi, que La Fabrique Opéra présentera aux Grenoblois du 22 au 25 mars.
Monter un opéra avec une équipe d'amateurs, pour la plupart à peine sortis de l'adolescence, l'idée peut paraître saugrenue ! Mais certainement pas pour Patrick Souillot, qui préside aux destinées de l'Orchestre symphonique universitaire de Grenoble (lire encadré). Et qui, en 2007, a donné naissance à La Fabrique Opéra. "Mon objectif est de faciliter l'accès à l'opéra au plus grand nombre, explique-t-il. Mais plutôt que de leur seriner "Allez-y, c'est formidable'', je préfère les faire entrer dans l'art lyrique comme acteurs, à travers leurs propres compétences."
Dès 2007, il sollicite le savoir-faire technique de quelques dizaines de lycéens, d'étudiants et d'apprentis. Les fait travailler en partenariat avec une équipe professionnelle - chef d'orchestre, metteur en scène, solistes - pour monter La flûte enchantée. Et les transforme en ambassadeurs de l'art lyrique auprès de leur famille et de leurs amis. La mayonnaise prend : après avoir attiré 8 000 spectateurs pour La flûte enchantée, La Fabrique Opéra propose successivement La Traviata, West Side Story, Don Giovanni et Carmen. Chaque fois, le succès est au rendez-vous. Et chacun tire profit de l'expérience.
Les jeunes, tout d'abord. Avec une dizaine d'apprentis en BP peinture de l'Institut des métiers et des techniques (IMT), Maxence (18 ans) orne ainsi en trompe-l'oeil les colonnes et le tombeau qui feront partie intégrante du décor d'Aïda : "C'est un travail de précision et de couleurs bien plus intéressant que le travail en cabine", assure-t-il. Quant à Clara (16 ans), élève en CAP métiers de la mode au lycée Argouges, elle a hâte de découvrir sur scène la tenue qu'elle a conçue : "À quelques petits détails, je suis certaine que je la reconnaîtrai", affirme-t-elle.
Horizons
Les professeurs, eux, se félicitent d'une expérience qui sert de support à leurs enseignements. La préparation du spectacle est en effet intégrée aux ateliers de pratique professionnelle. "L'opéra est très éloigné de l'univers de nos apprentis et cette expérience constitue une belle occasion de leur faire découvrir de nouveaux horizons", complète Joël Cailleaud, qui dirige l'équipe d'apprentis menuisiers de l'IMT fabriquant les estrades, les colonnes et le tombeau pour Aïda. "Sans La Fabrique Opéra, nos élèves n'auraient pas la chance de travailler sur certains tissus que nous n'avons pas les moyens d'acheter nous-mêmes", s'enthousiasme Sabine Lantz, enseignante en métiers de la mode au lycée Argouges, impliquée dans le projet depuis 2007.
D'ailleurs, les établissements grenoblois sont de plus en plus nombreux à briguer une participation à l'aventure. Sollicité à la rentrée 2011 par Supcréa, une école de design, Patrick Souillot a ainsi confié à une dizaine d'élèves la réalisation de quatre films d'animation qui seront intégrés à la mise en scène d'Aïda. "Pour nous engager dans ce projet fédérateur, nous avons dérogé à notre processus pédagogique en ajoutant l'animation à notre programme", indique Gwenaëlle Abgrall-Ballain, responsable de formation à Supcréa. De même, La Fabrique a délégué aux sections tertiaires du lycée Jacques-Prévert l'organisation de la générale, où seront invités 2 000 scolaires et 500 personnes en grande difficulté.
Quant aux musiciens et chanteurs, ils se prêtent volontiers au jeu. Y compris les professionnels. "En 2007, j'ai recruté les solistes en activant mes propres réseaux. Mais, pour Aïda, j'ai reçu pas moins de 250 demandes d'audition ! s'enflamme Patrick Souillot. Et ils ne viennent pas pour courir le cachet, mais parce qu'ils croient au concept." Un concept qui se concrétisera une fois encore d'ici à quelques semaines sur la scène du Summum. "Cette salle de 2 600 places n'a rien d'un temple de l'art lyrique, ce qui permet d'ôter les inhibitions que pourraient ressentir les spectateurs", justifie Patrick Souillot. Selon une étude menée l'an dernier par l'ESC Grenoble, 52 % des spectateurs de Carmen n'avaient jamais vu d'opéra auparavant...
Le succès de l'opération est tel que La Fabrique Opéra a donné naissance à un fonds de dotation, parrainé par le ténor Neil Shicoff, le généticien Daniel Cohen et l'économiste Jacques Attali, chargé de développer le concept hors de Grenoble. Le projet pourrait essaimer très vite à Strasbourg, Aubagne et Annecy-Annemasse.
Patrick Souillot, l'homme-orchestre
En 1970, alors qu'il vient d'avoir 6 ans, Patrick Souillot (photo) voit Leonard Bernstein diriger un concert retransmis à la télévision. C'est décidé : il sera chef d'orchestre ! Après des études musicales dans sa ville natale de Besançon, il entre au Conservatoire de Paris. En 1986, diplôme de direction d'orchestre en poche, il s'inscrit à une master class du conservatoire américain de Fontainebleau pour suivre l'enseignement de... Leonard Bernstein ! "J'ai commencé à diriger la 4e symphonie de Schumann et, au bout de trois secondes, il s'est jeté dans mes bras pour me féliciter", se souvient-il avec délectation. Cet adoubement du maître trace son destin : Patrick Souillot devient l'assistant du compositeur de West Side Story, partageant l'affiche de la tournée de ses 70 ans. "Entre 1986 et 1990, j'ai vécu au côté d'un génie", s'enthousiasme-t-il. À la mort de Bernstein, Patrick Souillot poursuit sa carrière de chef d'orchestre invité par les formations les plus prestigieuses, de Riga à Londres, en passant par Cracovie, Hongkong, Doha ou Hambourg. Mais c'est Grenoble qu'il choisit comme port d'attache : depuis 1989, il y dirige l'Orchestre symphonique universitaire. Et transmet inlassablement sa passion à de jeunes musiciens.
La Fabrique en chiffres
- Une dizaine d'établissements et 450 jeunes impliqués.
- 8 solistes professionnels.
- 80 musiciens amateurs.
- 80 choristes amateurs.
- 420 000 euros de budget (financé à 80 % par les recettes).
Prix des places : de 22 à 67 euros.