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Je vois trop de visages morts. N'oubliez pas que vous devez avoir une posture d'attaque." VIIIe Avenue, 10 heures. L'audition commence à peine et les fenêtres de la salle 1 209 du Pearl Studio de New York sont déjà embuées. En chaussons ou en baskets, une trentaine de jeunes danseurs répètent les mouvements des Sharks, le gang portoricain de West Side Story. "Plié, jeté, attaque, attaque, attaque !" En débardeur noir et pantalon de survêtement, le chorégraphe et metteur en scène Joey McKneely décompose les pas. "Vous êtes forcément en colère contre quelqu'un ou quelque chose. Allez la chercher, cette colère. Je veux la voir sur vos visages. Soyez tendus, contractés." Il remarque le pouce errant d'un danseur. "Rentre-moi ce pouce ! Qui se bat comme ça ?" L'air est saturé d'humidité. On se croirait dans un épisode de "Fame".
Midi. Joey McKneely enfile une chemise blanche parfaitement repassée et déballe un hamburger en distribuant, de l'autre main, les photos des candidats en trois tas : oui, peut-être et non. "Lui, c'est un danseur magnifique, mais il ne sait pas parler, regrette-t-il entre deux bouchées. Celui-là, je peux l'utiliser pour ses muscles." Assis de part et d'autre, le directeur de casting et la productrice opinent. Les plus prometteurs sont rappelés pour chanter un air de leur choix devant le directeur musical Donald Chan. Puis on leur fait lire la scène où Chino annonce à Maria la mort de Bernardo. "As-tu un frère ou une soeur ?, demande McKneely à un candidat. Imagine qu'il soit mort."
En tout, plus de 900 candidats seront auditionnés, dont 190 pour les deux rôles principaux. Les contrats seront ensuite négociés, et les 36 recrues envoyées en Allemagne pour six semaines de répétitions, avant la première à Berlin le 24 juin. Joey McKneely a l'habitude. Il est l'un des trois seuls chorégraphes autorisés par les ayants droit de Jerome Robbins à mettre en scène West Side Story, et monte la célèbre comédie musicale pour la quinzième fois. Il jure qu'il ne s'en lasse pas. Le public non plus. En 2007, cette même production (allemande, voir l'encadré) a tourné en Europe, en Australie et en Asie à guichets fermés. Pour sa reprise, elle affiche déjà trente semaines d'engagement en Allemagne puis à Paris, où elle revient au théâtre du Châtelet du 26 octobre au 1er janvier.
Plus d'un demi-siècle après sa création à Broadway, en 1957, le chef-d'oeuvre de Jerome Robbins, Leonard Bernstein et Stephen Sondheim fait donc toujours recette. A l'époque, personne ne l'aurait parié. Deux morts avant la fin du premier acte, un troisième en guise de "happy end" : les trois compères eurent le plus grand mal à réunir les 350 000 dollars nécessaires à la production de leur "tragédie musicale", une transposition de Roméo et Juliette dans le Manhattan des années 1950, où deux gangs, l'un blanc et l'autre portoricain, s'affrontent sur fond d'échelles de secours et de cordes à linge. "Avant West Side Story, jamais un spectacle musical n'avait traité de questions sociales, de racisme", explique McKneely.
Plus encore que le thème, la forme est révolutionnaire. Le livret d'Arthur Laurents est l'un des plus courts du genre, et pour cause : comme le montre le long et beau prologue, où les deux bandes rivales marquent leurs territoires sans un mot, c'est la première fois que les passages dansés, loin d'être de simples intermèdes, contribuent à la narration. "Jusque-là, l'histoire s'interrompait pendant les séquences musicales, ajoute le metteur en scène. Le génie de Robbins et Bernstein est d'avoir permis à la chorégraphie et à la partition de faire avancer l'intrigue au même titre que les dialogues. Ce faisant, ils ont donné naissance à la comédie musicale moderne."
Grâce à l'adaptation cinématographique de Robert Wise, qui rafla dix Oscars en 1962, les chansons de West Side Story sont devenues des tubes planétaires. Quant à la chorégraphie si expressive de Jerome Robbins, elle a inspiré des générations de danseurs. "C'est elle qui m'a donné envie de faire ce métier, raconte Christian Elan Ortiz, 24 ans, l'un des quarante candidats en lice pour les huit rôles de Sharks. Il n'en existe pas de plus virile. Aujourd'hui encore, dans les écoles de danse, on conseille aux garçons de s'en inspirer." Les mouvements exigent une telle puissance physique que lors des répétitions au Japon, en 1964, le producteur Paul Szilard autorisa les danseurs à porter des chaussures de sport. "Ils usaient une paire de chaussons par jour, cela me coûtait une fortune", se souvient-il, amusé. -Depuis lors, le spectacle est dansé en baskets.
Bien sûr, les dialogues ont vieilli. En 2012, les jeunes Américains ne disent plus daddy-o. Et New York a changé : les gangs ne font plus la loi et les Blancs non hispaniques sont devenus une minorité. Mais les producteurs jugent cependant que l'intrigue garde une résonance, -notamment dans une Europe en proie au chômage des jeunes et parfois aux tensions communautaires. "Dans vos banlieues, il y a des jeunes qui se sentent exclus, estime Joey McKneely. La rage, l'insoumission à l'autorité, la violence, pour eux, c'est d'actualité."
Alors que les Sharks d'origine étaient incarnés par des danseurs blancs affublés de maquillage et de faux accents (seule Rita Moreno, l'Anita du film, était portoricaine), les jeunes talents hispaniques dont Broadway regorge aujourd'hui donnent au nouveau West Side Story un air plus authentique. Autre nouveauté : le viol d'Anita par les Jets, autrefois suggéré, est plus explicite. Mais le dépoussiérage s'arrête là. "Agenouillé à l'autel de Jerome Robbins", dont il fut brièvement l'assistant à la fin des années 1980, Joey McKneely est fidèle à sa chorégraphie. "Seule différence, les danseurs sont plus athlétiques. Ils peuvent sauter plus haut."Dans le couloir, Romain Rachline attend le casting des Jets. Il a 19 ans. C'est sa première audition. Selon lui, "la chorégraphie de West Side Story demande une énergie colossale. Ça saute, ça tourne, ça part dans tous les sens, c'est dur à danser." Et ce n'est rien à côté des "mélodies follement tortueuses" de Leonard Bernstein. "Rythmiquement, c'est l'enfer", dit-il. "Le défi, confirme Joey McKneely, c'est de trouver des danseurs suffisamment jeunes pour être plausibles dans des rôles d'adolescents et assez chevronnés pour jouer des émotions extrêmes et chanter une partition difficile."Notoirement strict avec ses danseurs, Jerome Robbins obligeait les interprètes des Jets et des Sharks à prendre leurs repas séparément pour s'identifier à leurs rôles. Dans le droit-fil de son mentor, Joey McKneely s'efforce d'éveiller leur colère, entre autres "émotions extrêmes", dès les auditions. Les répétitions sont "dures", confirme le producteur Ralf Kokemuller. Le metteur en scène défend sa méthode : "Danser pour Jerome Robbins à l'âge de 19 ans m'a permis d'exprimer ma rage refoulée. C'est une émotion merveilleuse, la colère. On se l'autorise rarement. J'essaye, à mon tour, d'aider les danseurs à s'en libérer. Comme un psychanalyste."
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