Victor Hugo, le choix du noir

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Victor Hugo, le choix du noir

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"L'encre, cette noirceur d'où sort une lumière. " Ainsi s'exprimait Victor Hugo dans un poème de 1856.

** Frappée par l'omniprésence d'une "matière noire ", dans l'oeuvre littéraire et graphique de l'auteur des Misérables , l'écrivain et poète Annie Le Brun a récemment consacré un essai à cette thématique. Dans le même temps, elle joue le rôle de grand ordonnateur pour une exposition actuellement visible à la Maison de Victor Hugo , Les arcs-en-ciel du noir . En mettant en regard les textes hugoliens et les célèbres lavis à l'encre de Chine du romancier, elle révèle la manière dont ce dernier utilisait le noir pour accéder à la lumière.**

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Avec l'intellectuelle ainsi devenue commissaire d'exposition, visite guidée. En guise de contrepoint, nous avons également recueilli les impressions d'un spécialiste de Victor Hugo, Jean-Marc Hovasse.

Ecoutez François Angelier évoquer l'exposition dans son Tout feu tout flamme du 2 avril

Le 24 avril, Alain Venstein reçoit Annie Le Brun dans Du jour au lendemain

Parcours en noirs polymorphes

Annie Le Brun
Annie Le Brun
© Radio France

De la première section, qui regroupe des oeuvres relatives à la jeunesse de Victor Hugo, jusqu'à la septième, dédiée au lyrisme et à la notion d'infini, très prégnants pendant les années d'exil, Annie Le Brun a mis en exergue la présence du noir comme matière génératrice de lumière, transcendantale : "En travaillant sur Sade, Jarry, Roussel, je me suis interessée à cette nuit qui nous hante. Il m'a semblé que Hugo était parmi ceux qui avaient su le mieux évoquer tout cela. "

Annie Le Brun a donc cherché à montrer que chaque mouvement créateur de Victor Hugo s'accompagnait d'une constante plongée dans les ténèbres* "pour que, à nouveau, quelque chose sorte de là, l'étincelle, l'éclair, et que l'horizon resplendisse d'autant plus.* " Les écrits, comme les dessins de Victor Hugo, témoignent de cette immersion dans le noir. Et si Annie Le Brun souligne son émerveillement devant la relation qu'il y a entre eux, elle précise que les lavis peuvent exister par eux-mêmes, n'ayant pas caractère d'illustration.

En sa compagnie, visite de quatre des sept sections de l'exposition.

Noir comme la jeunesse

**"Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ; ** Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ; Et quand s'offre à vos yeux un océan qui dort, Nagez à la surface ou jouez sur le bord ; Car la pensée est sombre ! Une pente insensible Va du monde réel à la sphère invisible " Les Feuilles d'automne, La Pente de la rêverie, 1831

JVSTITIA, 1857
JVSTITIA, 1857

Années 1820. Les ténèbres fascinent les imaginaires. Frankenstein de Mary Shelley, Melmoth , de Maturin... font des émules dans le milieu intellectuel européen.

"A vingt ans, cette vision du gouffre qui nous fonde, Victor Hugo ne l'a pas encore. Pourtant, l'énergie obscure qui en vient, il la perçoit (...) Son exploration des différents noirs laisse supposer un désir inconscient d'en retrouver la source, bien en deçà des modes littéraires. ", écrit Annie Le Brun dans son essai.

Le jeune Hugo explore effectivement les palettes du noir dès ses premiers écrits. En 1823, avec Bug Jargal, * c'est de l'homme noir, dont il s'agit, * puisque Hugo y met en scène un jeune esclave révolté.La même année, il publie* Han d'Islande* , l'histoire d'un être bestial qui, accompagné d'un ours, égorge ceux qui se trouvent sur son passage : l'horreur dans toute sa noirceur. Enfin, comment ne pas évoquer* Notre-Dame de Paris * (1831), qui puise dans les procédés du roman gothique.

Mais la couleur noire habite également la poésie de Victor Hugo, ainsi que ses premiers engagements humanistes :

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Noir comme les voyages

"Où cesse la certitude historique, l'imagination fait vivre l'ombre, le rêve et l'apparence." Le Rhin, lettre XIV , 1812
Depuis sa rencontre avec Juliette Drouet, en 1833 - elle prêtait ses traits à la princesse Négroni dans* Lucrèce Borgia* - Victor Hugo part en voyage tous les ans. En Bretagne, en Belgique, et dans la région du Rhin en 1838 et 1840. Dans son essai, Annie Le Brun note que le poète accomplit, durant cette décénnie, un retour progressif au noir : "Ce qui commence là avec le Rhin ne va plus s'arrêter, suivant le cours de cette rêverie-fleuve. (...) un grand nombre des lettres correspondant à chaque étape du voyage se terminent sur une vision nocturne ou crépusculaire. "

Un noir d'où surgit la vie :

Burg au crépuscule
Burg au crépuscule

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Paysage aux trois arbres, 1850, et Vianden à travers une toile d'araignée, 1871
Paysage aux trois arbres, 1850, et Vianden à travers une toile d'araignée, 1871

Noir comme la liberté

"Le proscrit est un homme chimérique. Soit. C'est un voyant aveugle ; voyant du côté de l'absolu, aveugle du côté du relatif." Ce que c'est que l'exil , 1852-1870
Hugo a toujours été libre, mais sa liberté s'accroît encore lors des vingt années d'exil ayant fait suite à son opposition à Napoléon III. A Jersey, puis Guernesey, Victor Hugo se transforme véritablement en "homme océan ". Infiniment libre, dans les petites choses comme dans les grandes, à la fois hors de tout et omniprésent, Hugo est de tous les combats et signe, durant cette période, ses oeuvres les plus lyriques :

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Caricatures, procès de sorcière
Caricatures, procès de sorcière

Noir comme l'infini

"Qui que vous soyez, vous avez en vous une prunelle fixée sur l'Inconnu, et que l'infini engloutit sous son rayonnement." Philosophie, commencement d'un livre , éd. posth., écrit en 1860

L-F Méaulle, La Vague - Ma destinée, gravure d'après un dessin d'Hugo
L-F Méaulle, La Vague - Ma destinée, gravure d'après un dessin d'Hugo

A la notion de liberté est très étroitement liée celle d'infini, elle-même indissociable de la couleur noire. Hugo a une très forte perception de cet espace insaisissable, d'autant plus forte qu'il se trouve en marge de tout lors de son long exil : "S'il s'y réfère beaucoup, c'est qu'il le perçoit à la lisière de toute chose comme au plus enfoui de tout être. Et il le dit et redit pour dire que cet infini est à la portée de chacun. (....) peut-être est-il le seul à avoir tout misé sur cette communication par l'abîme. "

Les textes écrits lors de l'exil anglo-normand*, La Légende des siècles* , WIlliam Shakespeare , Les Travailleurs de la mer , L'Homme qui rit ... témoignent d'ailleurs de cette extra-lucidité, favorisée par la proximité de l'océan : "Ma pensée flotte et va et vient, comme dénouée par toute cette gigantesque oscillation de l'infini. "

Miroir de Juliette Drouet et Panneau de bois peint
Miroir de Juliette Drouet et Panneau de bois peint

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Chaussée
Chaussée

Rencontre avec Jean-Marc Hovasse, hugolien

Jean-Marc Hovasse
Jean-Marc Hovasse

Directeur de recherche au CNRS et auteur d'une biographie de Victor Hugo, Jean-Marc Hovasse a visité l'exposition et lu Les arcs-en-ciel du noir , d'Annie Le Brun :

Photo © DR

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Le phare des Casquets
Le phare des Casquets

L'idée de prendre le noir comme fil directeur lui semble intéressante et justifiée, peut-être même novatrice, mais il considère qu'elle est plus pertinente pour la période de l'exil :

"*Autour des années 60, Hugo est au sommet de son oeuvre. Il a derrière lui Les Misérables et les * *Contemplations. Après ce double sommet, il écrit un essai sur William Shakespeare, qui est aussi un texte sur lui. Il y parle du génie, y fait le point sur son esthétique, son écriture... Le Victor Hugo de l'exil, perdu dans la contemplation, c'est celui-là ! Et du coup, cela fonctionne très bien avec la thématique d'Annie Le Brun dont la référence principale est d'ailleurs, * William Shakespeare. ", affirme-t-il.

Convaincu par la problématique du noir en tant que puissance génératrice dans l'oeuvre hugolienne, Jean-Marc Hovasse a notamment été marqué par la comparaison entre Hauteville House, et le phare des Casquets, considérant qu'elle symbolise parfaitement le potentiel créateur de l'obscurité :

Image : Le phare des Casquets © DR

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Pour autant, Annie Le Brun, comme Jean-Marc Hovasse mettent en garde contre la tentation de taxer Hugo de manichéisme : "génération après génération, les imbéciles [l'en] gratifient à tort et à travers, croyant avoir trouvé la clef de son génie, alors que la tension entre les contraires lui importe bien davantage, ne serait-ce que par la hauteur qu'elle exige pour faire surgir cette lumière d'intensité sans laquelle il ne peut ni vivre ni penser. ", écrit la commissaire de l'exposition dans son essai.

Quant à Jean-Marc Hovasse… :

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"Dire l'indicible ". Cette exposition, en proposant une biographie symbolique de l'écrivain allant de sa jeunesse jusqu'au lyrisme des années 60, rend compte avec finesse de cette faculté d'Hugo à accoster l'infini, sonder le gouffre, tout en se positionnant fermement du côté de la vie. Appréciable également, la dimension littéraire de la présentation des oeuvres : pas de cartels, mais un livret contenant à la fois les références, et de nombreuses citations convoquant ténèbres et lumière. De ce fait, le visiteur est invité à confronter directement les dessins aux textes, avant de faire lui-même l'expérience du noir dans la dernière section du parcours, "Noir comme l'éblouissement ".

Ainsi, avec ses* Arcs-en-ciel du noir* , Annie Le Brun appelle peut-être notre époque, qui aurait désappris à rêver, à une forme d'insurrection lyrique façon 19e siècle.