L’Islande, Texas de la géothermie

Tirant profit de son volcanisme, l’Islande a fait de la géothermie un pilier essentiel de son économie. Mais ce filon surexploité pourrait ne pas durer.

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L’Islande, Texas de la géothermie
L’ingénieur Anna Kristjánsdóttir dans la salle de contrôle du district de Reykjavik.

Le spa est au pied de l’usine. Immergé dans les eaux laiteuses du Blue Lagoon, on aperçoit derrière les champs de lave noire les hautes cheminées de la centrale géothermique de Svartsengi. Et pour cause : la célèbre station thermale islandaise est un sous-produit de cette centrale. L’énergéticien HS Orka descend jusqu’à 2 000 mètres de profondeur puiser de l’eau à 240 °C. Un fluide très énergétique qui lui permet de produire de l’eau chaude et de l’électricité. En rejetant l’eau après usage, il a formé accidentellement un petit lac, où quelques personnes se baignent en 1981 et découvrent ses effets curatifs sur le psoriasis.

Trente ans plus tard, l’eau turquoise, toujours pompée par la centrale, attire 600 000 visiteurs par an – deux fois la population de l’île – qui payent entre 35 et 170 euros la baignade, sans compter les cosmétiques dérivés des silicates et micro-algues contenus dans le Blue Lagoon. En Islande, la géothermie voit grand et s’invente des débouchés inattendus. Le pays en a fait son énergie première. Elle assure ainsi les deux tiers de la consommation d’énergie primaire. Un cas unique au monde, qui tient d’abord à la géologie de l’île. L’Islande est soutenue par un "point chaud", une remontée de roches chaudes provenant du manteau inférieur. Elle est en outre traversée par la dorsale médio-atlantique : les plaques eurasiatique et nord-américaine s’y écartent de 2 centimètres par an en moyenne. Et compte sept systèmes volcaniques en activité.

C’est "le Texas de la géothermie", résume Bernard Sanjuan, le chef de l’unité ressources géothermales du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), le service géologique français. Dans les bureaux d’Isor, l’équivalent islandais du BRGM, Bjarni Richter, spécialiste en géothermie, confirme : "Ici, il suffit de creuser à 500 ou 1 000 mètres pour trouver du fluide à 150 °C. En Allemagne, il faut aller jusqu’à 4 500 mètres. Côté haute température, dans plus de 30 zones, des fluides supérieurs à 200 °C sont à seulement 1 000-1 500 mètres de profondeur." De l’eau en abondance et des roches perméables complètent le tableau, rendant superflue toute stimulation.

Le boom des années 2000

Reykjavik, capitale du chauffage géothermique 

Il s’appelle R05, se trouve en plein Reykjavik et c’est le puits préféré d’Anna Kristjánsdóttir. "Il a été foré en 1959. Depuis, il donne sans faiblir 50 litres par seconde d’eau à 130 °C", vante l’ingénieur, dans la salle de contrôle du district de Reykjavik. La distribution d’eau chaude est pilotée dans ce bâtiment moderne, à l’ouest de la capitale islandaise, par l’énergéticien Orkuveita Reykjavíkur. Quelque 200 000 personnes – soit les deux tiers de la population – sont chauffées par le plus grand réseau de chauffage géothermique au monde. 75 millions de mètres cubes d’eau à 80 °C leur sont livrés chaque année. Ils sortent en majorité de R05 et de 50 puits des quatre zones géothermiques basse température situées dans et autour de Reykjavik. Leur eau est directement injectée dans la tuyauterie de la ville, d’où la légère odeur d’œuf pourri (liée au soufre) qui accompagne une douche. Ce n’est pas le cas de l’eau pompée en profondeur par la centrale de Nesjavellir, à 28 km de là. Trop chargée en soufre et en sels minéraux, elle est utilisée pour chauffer de l’eau douce qui fournit le reste (45%) de l’approvisionnement du district.
De cette richesse naturelle, l’Islande tire un bien précieux dans ce pays qui mord sur le cercle arctique : la chaleur. Les Islandais ont inventé l’eau chaude omniprésente et très bon marché. La géothermie chauffe 90% des bâtiments – son premier usage – avec un kilowattheure qui revient entre 1,5 et 1,8 cent, contre 8,7 cents pour le gaz en France. Le district de Reykjavik est le plus grand réseau de chaleur géothermique au monde [lire l’encadré page 52]. "Le chauffage ne coûte rien. Par rapport au chauffage au gaz, la géothermie nous fait économiser 10% de notre PIB chaque année", se félicite Benedikt Höskuldsson, à la tête du département des ressources naturelles au ministère des Affaires étrangères. Jusqu’aux années 1970, le pays se chauffait surtout au fioul. Lors du premier choc pétrolier, le gouvernement a lancé une exploitation massive de la géothermie basse température et doublé, en quinze ans, la part des bâtiments chauffés avec cette énergie, de 40 à 80%. Cette accélération a transformé l’Islande.

Kristian, la trentaine, en témoigne, dans un bassin à 40-42 °C. Il vient tous les jours se détendre après le travail dans la piscine d’Árbæjarlaug, dans les faubourgs de Reykjavik. À 21 heures, en semaine, ils sont une quarantaine, de tous les âges, à discuter, passant d’un bassin à un autre, en plein air, sous le froid mordant de ce début novembre. "Les bains chauds font partie des droits de l’homme ici", s’amuse Kristian. Autre amélioration notable de la vie islandaise, l’eau chaude permet de faire fondre la neige grâce à des canalisations enfouies sous les propriétés privées, parkings et espaces publics.

L’industrie, en particulier agroalimentaire, est aussi friande de cette chaleur bon marché. Près de 200 000 mètres carrés de serres font pousser légumes, fruits et fleurs. La pisciculture a vu sa productivité dopée par le chauffage de ses bassins et a pu s’étendre à des espèces nouvelles. Au bout de la péninsule de Reykjanes, l’usine Haustak reçoit directement la vapeur à 280 °C de la centrale voisine pour sécher 2 000 tonnes par an de têtes de morue et les exporter au Nigeria.

La deuxième accélération de la géothermie islandaise a peu à voir avec ces activités traditionnelles. Misant sur la haute température, l’Islande a décuplé sa production d’électricité géothermique entre 1997 et 2012. Quelque 600 MW de capacités ont été installés, essentiellement pour alimenter les alumineries [lire l’encadré page 51]. L’électricité tirée de la géothermie et des barrages représente l’avenir, d’autant plus après la crise de 2008. "Pour la plupart des pays, l’énergie est un problème. Pour nous, c’est une opportunité", martèle Benedikt Höskuldsson, du ministère des Affaires étrangères. La centrale de Hellisheiði, à 30 km de Reykjavik, en est l’illustration. Avec 300 MW de capacités installées entre 2007 et 2011 par l’énergéticien Reykjavik Energy, c’est la deuxième plus grosse centrale géothermique au monde. Blottie au pied des pentes enneigées du volcan Hengill, battue par les vents qui soufflent sans entrave sur les champs de lave, elle paraît bien isolée. Jusqu’à ce que deux cars déversent une centaine de touristes. Ici, une centrale géothermique est aussi une attraction. 57 puits disséminés sur le volcan extraient le précieux fluide (240 à 340 °C) jusqu’à 2 000 mètres de profondeur. L’eau liquide et la vapeur sont séparées dans la montagne par dépressurisation "flash", puis dévalent le long de pipelines vers la centrale. La vapeur y est séchée avant de faire tourner huit turbines de 45 MW et une turbine basse pression de 33 MW qui produisent l’électricité.

Pour la plupart des pays, l’énergie est un problème. Pour nous, c’est une opportunité.

Benedikt Höskuldsson, directeur du département des ressources naturelles au ministère des Affaires étrangères

Un potentiel surestimé

Est-ce la force du vent L’odeur de sulfure d’hydrogène n’est que légère. Pourtant, le gaz atteindrait des concentrations suffisamment élevées dans la ville proche de Hveragerði pour en devenir toxique. Ce n’est que l’un des aspects de la polémique qui entoure cette centrale et l’emballement électrique de la géothermie. "Les experts ont surestimé le potentiel géothermique du pays. Les champs sont surexploités", accuse Sigmundur Einarsson, géologue à l’Institut d’histoire naturelle. Au printemps, Reykjavik Energy a reconnu que la capacité d’Hellisheiði baissait, avec une chute de 303 à 276 MW. "C’est normal, les puits se bouchent avec le temps. Il faut en creuser de nouveaux régulièrement", tempère Bjarni Richter, d’Isor. "Ils ont essayé, mais le champ d’Hengill, déjà exploité par la centrale de Nesjavellir, ne contient pas assez d’énergie", réplique Sigmundur Einarsson. "Installer 300 MW en trois à quatre ans était risqué, reconnaît Bjarni Richter. Normalement, on augmente graduellement et on vérifie que l’on ne va pas trop loin. Mais l’essor dans les années 2000 a été si rapide qu’on ne pouvait assurer ce contrôle." La décision prise, fin octobre, de creuser dans le champ voisin de Hverahlid pour alimenter Hellisheiði semble donner raison aux Cassandre. Mais cela ne fait que reporter le problème : Hverahlid devait fournir en vapeur une future centrale dont l’électricité a déjà été vendue à Century Aluminium pour sa prochaine aluminerie à Helguvik.

Si la surestimation du potentiel du pays était avérée, c’est l’image d’une Islande experte en géothermie qui pourrait être ternie. Or les ingénieristes et géotechniciens Isor, Mannvit, Verkis, Efla et autres Reykjavik Geothermal s’appuient sur la vitrine nationale pour accélérer à l’export : le marché mondial de la géothermie électrique devrait doubler au cours de la prochaine décennie, à 2,5 milliards d’euros par an, selon Capgemini. Les Islandais ont déjà remporté de beaux succès avec les projets de Mannvit en Hongrie et, fin octobre, le contrat décroché par Reykjavik Geothermal avec l’Éthiopie. L’ingénieriste développera pour 4 milliards de dollars la plus grande centrale géothermique d’Afrique dans la vallée du Rift. 1 000 MW devraient être mis en service entre 2018 et 2021. Encore plus vite et plus fort qu’en Islande. 

La principale source d’énergie de l’islande

Répartition de la consommation d’énergie géothermique par usage Répartition de la consommation d’énergie primaire

90%

Part des bâtiments résidentiels chaués à la géothermie

1,8 cent

Coût du KWh de chauage géothermique pour un habitant de Reykjavik

Accélération électrique pour l’aluminium

En moins de quinze ans, l’Islande a multiplié sa production d’électricité par 2,5. L’appétit des fonderies d’aluminium pour une électricité bon marché et à plus de 99% d’origine renouvelable a été le moteur de cette accélération. L’américain Alcoa s’est installé à Reydarfjördur, dans l’est de l’île, en 2008. Son compatriote Century Aluminium (via sa filiale Nordural) l’avait devancé en 1998 à Hvalfjördur (à l’ouest).

Avec le vétéran Rio Tinto Alcan, qui a étendu son usine près de Reykjavik, ils ont consommé 71% de l’électricité de l’île en 2011. Produisant 800 000 tonnes par an environ, ils font de l’Islande le deuxième producteur européen d’aluminium et représentent environ 14% du PIB (contre 3% dans les années 1990).

Outre les rejets des fonderies, les écologistes dénoncent les dégâts environnementaux liés à la production intensive d’électricité, à l’image de la mobilisation contre les barrages du Kárahnjúkavirkjun (690 MW), dans les années 2000. En juin 2013, le nouveau gouvernement a déclaré vouloir tout faire pour que Nordural achève la construction d’une quatrième aluminerie, à Helguvik, jusqu’ici suspendue.

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